Al-Ahram Hebdo : Vous avez donné à votre film le titre Father’s Day. C’est une journée pour célébrer le père alors que votre film traite la question d’une autre manière …
Kivu Ruhorahoza: Moi, je célèbre, à ma façon, le père nouveau, le père futur qui n’est pas encore là, et la paternité nouvelle. Le titre fait allusion aussi à cette expression « tuer le père ». Tuer le père pour s’émanciper. Le Rwanda est un pays qui a subi beaucoup de violence, depuis la fin des années 1950, violences qui ont abouti à un génocide perpétré contre les Tutsis. Ce génocide nous a coûté un million de vies. Beaucoup d’hommes ont été massacrés par d’autres hommes. Les bourreaux ont fui le pays ou ont été emprisonnés. Donc, il y a eu un vide. L’homme a trahi la communauté, la famille et la nation. Tout d’un coup, on a vu des femmes jeunes jouer des rôles qui n’étaient pas les leurs. Il faut dire que le patriarcat leur avait donné cette illusion de protection. Cette tragédie est l’occasion de repenser la notion de père. Le père dans toutes ses représentations; le père de la nation, le père tout court. Et aujourd’hui, cette conversation globale, sur les réseaux sociaux, autour du patriarcat et de la masculinité toxique fait écho chez nous. Et depuis le génocide, il y a un vrai débat, tous les jours, sur ce qu’est un père, comment être père nouveau, comment ne pas refaire les erreurs du passé, etc.
— Vous avez mis en exergue avec subtilité les séquelles laissées par le génocide. Pour traiter la question du génocide faut-il prendre du recul ?
— Il faut toujours prendre du recul pour traiter une question si dense et grave. Malheureusement, nous étions complètement pétrifiés par l’étendue de notre tragédie. Nous étions comme frappés par la foudre et beaucoup d’étrangers ne comprenaient pas les subtilités de notre nature et nous ont imposé d’innombrables narratifs sans que nous ayons notre mot à dire. Très souvent, ces narratifs, dont la littérature, le cinéma, la peinture et autres, comportaient du sensationnalisme, de mauvaise foi et de maladresse. Le cinéma coûte cher, et pendant longtemps, il était impossible de faire un cinéma ambitieux faute de financement, sans oublier que nous étions occupés à construire notre nation. Je pense que la génération de cinéastes qui ont vécu cette tragédie est arrivée à une maturité politique et est capable d’aborder ce genre de sujets aujourd’hui. Nous devons maintenant nous approprier notre propre narratif et ne plus tendre le micro à des story telling qui ne nous ressemblent pas, qui ne sont pas justes, qui manquent de finesse psychologique et d’exactitude historique. Il est temps de nous mettre à raconter notre histoire avant qu’elle ne soit oubliée. En 1994, il n’y avait pas suffisamment de caméras pour filmer ce qui s’est passé alors que les caméras étaient en Afrique du Sud pour les élections de Nelson Mandela, en Bosnie pour filmer le génocide contre les musulmans, ensuite aux USA pour la Coupe du monde. Nous n’avons pas le luxe du recul, nous devons raconter le plus vite possible toutes nos histoires pour les garder dans la conscience de l’Humanité.
— Votre film commence par la mort d’un adolescent dans un accident de la route, et vers la fin, il y a le décès d’un père d’un certain âge …
— Ma conception du nouveau père est basée sur cette nécessité de faire « table rase ». Même ceux qui ont les meilleures intentions, ceux qui font des efforts pour être décents, ils sont tous contaminés par un patriarcat particulièrement violent dans cette partie du monde. Faire table rase est un mal nécessaire pour bâtir une société plus harmonieuse, plus juste. Je ne suis ni pessimiste, ni cynique, je ne souhaite certainement pas la disparition de mon espèce. A la fin, je montre une scène de femmes qui ont survécu à ces années de violence et qui vont par leurs efforts créer des hommes nouveaux symbolisés par ces gamins qui nagent heureux dans la rivière qui annonce le changement. Une note d’optimisme.
— Justement, nous ressentons cette solidarité entre les femmes. Est-ce grâce aux femmes que le Rwanda a pu se redresser ?
— Nous avons un chiffre impressionnant de femmes au parlement, et ce n’est pas pour faire bonne figure. Les femmes, après le vide du génocide, se sont mises à construire le pays. Elles ont ouvert les écoles, les petites cliniques, elles sont devenues même maçons et plombiers. Elles devaient surmonter leur propre traumatisme qu’est le viol, cette arme systématique contre les femmes lors du génocide. Elles sont aujourd’hui à l’avant-garde en matière de droits de l’homme, de droits des minorités, etc. Nous devons beaucoup aux femmes du Rwanda.
— Le cinéma rwandais est célèbre dans les plus importants festivals du monde. Se porte-t-il bien ?
— Je dirais que le cinéma rwandais ne se porte pas bien, mais ce sont plutôt les cinéastes rwandais qui se portent bien. Nous sommes dans un processus de création d’institutions cinématographiques, d’industrie. Le succès du cinéma rwandais vient de la débrouillardise individuelle de chaque cinéaste plutôt que d’une politique culturelle visionnaire. Nous vivons dans un paysage qui nous permet de nous exprimer d’autant plus que l’accès au matériel est plus facile qu’autrefois. Nous avons au Rwanda un Film Office qui a un projet et nous espérons qu’il deviendra une institution à part entière. Le cinéma rwandais sera célébré à Rabat et prochainement à Angoulême, parce que c’est le fruit d’un travail acharné depuis une quinzaine d’années par un groupe d’autodidactes qui partagent leurs ressources, leurs connaissances et qui travaillent dans une vraie logique de solidarité artistique.
— Il y a le cinéma francophone et le cinéma anglophone, et vous avez le privilège d’être à cheval sur les deux cultures. Le cinéma rwandais peut-il survivre sans les fonds du Nord, notamment de la France ?
— Le cinéma rwandais ne survivra et ne s’épanouira que par le soutien des Rwandais.
— C’est un rêve ou une réalité ?
— C’est une réalité parce que le seul Rwandais qui a reçu des aides de la France et de la Belgique est Joel Karekezi pour faire son long métrage La Miséricorde de la jungle. Un film qui a d’ailleurs remporté un grand succès. Il y a deux autres qui sont dans le tuyau pour l’aide française. Je dois dire que c’est un phénomène nouveau. Nous sommes ici justement parce que nous n’avons pas été formatés dans cette dépendance envers la France, comme certains cinéastes qui ne savent pas comment couper le cordon ombilical.
— Est-ce votre choix ?
— C’est un choix qui s’est imposé à nous parce qu’il y a des cinéastes qui ne savaient pas que ce genre d’aide existait, et c’est tant mieux. On peut refuser de passer 7 ans à construire un film avec les Français. Et il y a d’une part le fait qu’un fonds peut en déclencher d’autres ou geler tous les autres, et d’autre part, c’est politiquement gênant, humiliant et je dirais honteux. Citoyen d’un pays souverain, je voudrais raconter mon histoire et celle des miens sans gêne.
— Parlons de distribution, votre présence ici à Karlovy Vary dans le plus grand festival de films d’Europe centrale ne donne-t-elle pas une plus grande visibilité à votre cinéma ?
— Certainement, et il faut que ce que nous produisons soit vu. Il y a aussi une dimension romantique au cinéma qu’on le veuille ou pas. J’ai toujours rêvé de venir à Karlovy Vary, de voir ce festival pour lequel j’ai une grande estime. Maintenant pour répondre à votre question sur la distribution, pendant longtemps nous, les cinéastes, nous voulions savoir comment faire des films, avec quels moyens. Tout cinéma doit être d’abord vu dans son propre pays. Au Rwanda, nous avons trois salles bien équipées pour accueillir des spectateurs et projeter des films. Je suis en train de monter, avec mon associé, une salle de cinéma pour montrer d’abord des films rwandais et aussi créer une vraie tradition de sortie en salle. Nous allons commencer par organiser une sortie nationale de mon film avec une soirée gala en présence de toute la presse.
La distribution sur YouTube existe aussi. Canal+ va lancer une chaîne pour diffuser à 100% des productions rwandaises et les circuits de distribution s’enchaîneront. Mais je suis contre que nous soyons obsédés par l’idée de la création d’un film pour deux salles d’Art et d’essai à Londres ou aux USA seulement.
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