Al-Ahram Hebdo : Depuis l ’appel lancé par le président Sissi à un dialogue politique global, les spéculations vont bon train quant aux raisons de cet appel. Quelle est votre interprétation ?
Abdallah Al-Sennawi : L’idée du dialogue national n’est pas nouvelle en Egypte. Historiquement, on a toujours vu des dialogues dans les moments de crise. Nasser a appelé au dialogue après la dissolution de l’unité égyptosyrienne en 1961, dans le cadre de ce qu’on appelait à l’époque la « Conférence nationale des forces populaires ». C’était en grande partie un dialogue démocratique qui a abouti à un débat entre Nasser et le penseur islamiste Khaled Mohamad Khaled. La Charte nationale a été rédigée sur la base de ces discussions et a été adoptée en tant que guide du projet socialiste. A l’époque de Sadate, l’idée des Dialogues d’Octobre a émergé immédiatement après la guerre de 1973. Sadate voulait changer les politiques en place, surtout en ce qui a trait aux relations avec les Etats-Unis. Il voulait s’ouvrir sur l’Occident et lancer la politique d’ouverture économique.
Et sous Moubarak, il y a eu plusieurs dialogues. Le premier était une sorte de conférence économique, et ce fut une expérience très réussie. Tous les économistes égyptiens y avaient participé et le dialogue était un message positif, mais ses résultats n’ont pas été appliqués. En 2005, un nouveau dialogue, politique cette fois-ci, a eu lieu au parlement, mené par Safwat Al-Chérif, Kamal Al-Chazli et Fathi Sorour avec les chefs des partis. Il s’agissait pour Moubarak d’ouvrir la voie de la succession à son fils. Quelles que soient les intentions, l’idée du dialogue envoie un message positif. Le jugement est laissé à l’histoire et nous voulons que ce nouveau dialogue soit réussi et ses résultats mis en oeuvre.
— Vous dites que les dialogues interviennent dans les moments de crise. Ce principe s’applique-t-il à ce dialogue ?
— Le problème est — et je l’ai dit devant les chefs des partis — que certains croient à tort que le dialogue accompagne nécessairement une crise qui menace le pouvoir. Au contraire, il reflète la solidité du régime et sa volonté de se rectifier. Si certains sont convaincus qu’il n’y a pas de crise, pourquoi et de quoi allonsnous discuter ? La crise touche tout le pays. La société est en crise, par exemple, avec des taux élevés de criminalité. Il y a une crise morale et comportementale dans la rue. Il y a une guerre en Ukraine et d’autres problèmes ont surgi dans les pays du tiers-monde. Le Sri Lanka est en faillite, le Liban est au bord de la faillite et l’Egypte connaît une crise économique qui pourrait avoir des répercussions sociales ou générer un état de chaos. Et c’est le premier déclencheur de cette invitation.
Photo : Ahmed Refaat
Je ne pense pas que les politiciens aient un grand rôle dans de pareilles situations, mais leur présence sur la scène donnera l’impression que la situation peut être corrigée et que la politique en place peut être revue parce que personne ne veut le chaos. Nous voulons que le pays trouve des solutions à ses problèmes et crée une ambiance positive.
— Mais officiellement, on ne parle pas de crise …
— Il est vrai que l’invitation ne mentionne pas le mot crise, mais par la logique des choses et selon les rapports internationaux, nous avons un dilemme économique et la démarche la plus raisonnable est de le reconnaître et de lancer un dialogue avec les spécialistes. Le gouvernement s’est empressé de prendre des mesures économiques stratégiques avant le dialogue et je pense que c’était une erreur. Nous aurions pu commencer par une réunion qui regroupe 20 à 30 économistes de toutes les tendances pour définir un certain nombre de points-clés, comme la suspension temporaire des projets d’infrastructure dont le coût est élevé. Nous ne discutons pas de leur faisabilité ou de leur importance, mais plutôt d’une suspension temporaire pour diriger l’attention vers l’industrie, l’agriculture et l’autosuffisance et former une vision collective.
— Mais c’est un dialogue politique et non pas économique ...
— Deux enjeux majeurs constituent le thème principal du dialogue. Le premier est la crise économique et l’élaboration d’une feuille de route pour la surmonter, et le deuxième est la réforme politique avec une vision d’ouverture de la sphère publique, des médias, l’abolition de la loi sur la détention provisoire, la libération des jeunes détenus et la grâce présidentielle pour ceux dont les mains ne sont pas entachées de sang. Je pense qu’il est dans l’intérêt du pays et dans l’intérêt général que cette grâce prenne toute son ampleur, et selon mes informations, il y a plus d’un millier de noms sur les listes de libération, dont 250 subissent un examen plus approfondi. Ce sont des préludes au dialogue.
— Quel intérêt pour les autorités d’organiser un dialogue politique ?
— Parce qu’il y a des gains directs et indirects. D’abord, le président n’a jamais, au fil des années, déclaré qu’il était un homme politique, et il s’agit donc d’une correction positive de la définition, car le poste de président de la République, selon la définition constitutionnelle, est le poste politique le plus élevé. Puis, on voit que les gens ont commencé à parler du dialogue et on en parle à la télévision, alors on a commencé à sortir de l’impasse. Ce dialogue ne doit être ni un procès du système en place, ni une acclamation de ses politiques, nous voulons discuter de la manière de sauver le pays et d’arrêter toute éventuelle détérioration, à condition que l’on fasse preuve de sérieux, sans idéalisme, pessimisme ou optimisme. Ce dialogue est un appel à une cohésion nationale dans le contexte des crises régionales, économiques et sociales, et c’est un appel acceptable. Ainsi, des mesures spécifiques qui se reflètent sur la vie des gens et donnent confiance en l’avenir sont nécessaires.
— Comment le dialogue sera-t-il mis en oeuvre ?
— Presque toutes les forces politiques ont accepté l’appel, y compris celles à l’étranger. Personne ne s’est opposé au principe. Les invités sont les forces civiles ou les forces du 30 Juin. Les Frères musulmans sont complètement en dehors de ce dialogue. La chose la plus importante maintenant est de faire en sorte que l’Académie nationale, où se tiendra le dialogue, accueille et ne dirige pas le dialogue, qu’elle ne fournisse que des services logistiques.
— Cette question a-t-elle été discutée ?
— Oui, l’académie assurera les services logistiques car l’importance du dialogue est qu’il se déroule à l’invitation du président. Nous proposons la formation d’un secrétariat pour le dialogue, auquel participent l’opposition et le gouvernement.
— Et qui le dirigera alors ?
— Un secrétaire général. Il doit s’engager à mettre en oeuvre les résultats du dialogue. Il doit avoir la confiance du président et être en même temps respecté par l’opposition. J’ai proposé un nom que je préfère garder anonyme pour le moment.
— Pensez-vous que l’opposition détienne certaines cartes de pression ?
— Il peut y avoir des réserves, mais personne n’a refusé par principe et c’est un moment rare. C’est un point de départ idéal et une opportunité pour le pays et le régime.
— Pensez-vous que les partis engagés dans ce dialogue aient de quoi faire contrepoids ?
— Nous n’avons pas de vie politique. Nous avons des pseudo-partis. C’est comme des aliments périmés ... et les nouveaux partis regroupent des cadres anciens et les partis loyalistes ne voient pas qu’il y a un problème du tout. A l’exception de deux ou trois partis ou quelques noms, il n’y a pas d’élite politique, il y a un semi-vide et le dialogue peut changer la donne. Ainsi, à la question de savoir qui peut diriger le dialogue, il faut savoir que par le passé, il y avait une personne au sein du système qui avait la capacité de mener de tels dialogues. Aujourd’hui, nous avons d’excellents technocrates au gouvernement, mais qui n’ont aucune expérience politique et c’est un problème. Nous voulons renouveler les partis et également tester les jeunes qui ont été formés à l’Académie nationale pour savoir s’ils possèdent le calibre politique nécessaire pour l’avenir ou non. Je pense que la formation des cadres politiques a besoin de grands incubateurs, que ce soit des partis, des unions estudiantines ou des syndicats, et cela fait défaut.
— Qu’en est-il de l’ordre du jour et du calendrier du dialogue ?
— Des consultations sont en cours. L’Etat discute avec les chefs des partis qui présenteront des documents sur leur vision, et tout cela doit se cristalliser dans un document de travail. Nous verrons, je ne veux pas préjuger des suites.
— Qu’est-ce qui garantit la réussite du dialogue ?
— La libération de tous les détenus politiques signifiera que le dialogue a réussi avant de commencer. Aucun pays ne peut se passer de sa sécurité et il ne peut pas non plus rivaliser avec son avenir, sa jeunesse. Le pays doit se calmer et se débarrasser de l’accumulation des doutes et peurs qui existent depuis la Révolution de janvier.
— Qu’est-ce qui pourrait, au contraire, mener à son échec ?
— Franchement, nous sautons à la perche dans un champ de mines. Il y a ceux à l’intérieur et à l’extérieur du régime qui ne veulent pas qu’un tel dialogue ait lieu du tout, mais ils ne peuvent pas s’opposer à l’invitation du président. La scène du président saluant Hamdine Sabahi n’a pas plu à beaucoup et il y a un secteur qui pense que parler d’une réforme ou d’un ajustement revient à remettre en doute le pouvoir. Cette vision entrave tout dialogue. Ce n’est pas une tâche facile et elle nécessite de la patience, de la franchise et le fait de ne pas s’empresser de voir les résultats .
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