C’était en 1990 lorsque la petite fille de dix ans s’était mise à gribouiller sur les murs d’un abri anti-bombardement à Bagdad, en fredonnant des mélodies sur les rythmes des bombes. Elle voulait laisser une trace, une preuve de son passage. Peut-être aussi voulait-elle simplement affirmer qu’elle était de ce monde. Car c’est parfois important qu’on atteste de sa présence. Les efforts de mémoire traduisent-ils un espoir de conjurer l’oubli ?
Nadine Al-Khalidi ne savait pas que c’était seulement un signal de son parcours à venir. Aujourd’hui, elle partage ses angoisses avec son public : celles concernant l’altération entre la vie et la mort, la vie sous les bombes ou en exil … Et ce, en étant armée de son luth, de sa guitare, de sa voix, entourée de son groupe musical.
« Mes chansons s’inspirent des cauchemars que j’ai vécus, de mes relations et mes problèmes d’appartenance. Elles me permettent de mettre l’accent sur les souffrances des réfugiés et de ceux qui sont inaptes à s’exprimer », souligne la chanteuse-musicienne.
Elle a été témoin des deux guerres du Golfe : celle entre l’Iran et Iraq (de 1980 à 1988) et l’invasion iraqienne du Koweït (1990-1991) qui a vu la destruction de tout un pays, d’une culture. Ceci dit, elle a mené une vie triste et surtout tourmentée. « En 1991, après l’invasion du Koweït, je me suis retrouvée dans l’obligation de quitter l’Iraq avec mes parents pour aller vivre en Egypte, le pays de ma mère. J’avais 11 ans, et je ne comprenais pas à l’époque pourquoi je devais tout abandonner : mon école où je suivais des cours de musique, de danse et de dessin, et où je passais des moments agréables avec mes copines ».
Sur le chemin de sa nouvelle école, Nadine contemplait les pyramides tous les matins. Son esprit était inondé d’observations et de questionnements sur les luttes politiques au Moyen-Orient et dans le monde entier, sur les médias, sur les conditions des femmes et leur lapidation jusqu’à la mort, dans certains pays, sur les dictatures, l’injustice, etc. Après la mort de sa mère, la petite famille rentre de nouveau à Bagdad. « Tous nos amis, ma soeur et moi sommes devenus membres de l’orchestre symphonique, alors que nous sommes rentrés avec un dialecte et des souvenirs différents », se souvient-elle.
Deux ans plus tard, son père s’éteint lui aussi. Les deux soeurs demandent le droit d’asile en Suède. « Prévoir un plan B n’était pas évident. En Suède, on était obligées de s’adapter, de se réinventer, de rajouter des cordes à son arc : nouvelles compétences, réorganisation, etc. ».
Nadine a ensuite quitté Gothenberg pour déménager dans le sud, précisément dans la ville de Malmö. Elle étudiait le suédois le jour et, le soir, elle travaillait dans la restauration rapide. Entretemps, elle a travaillé aussi dans le domaine de la traduction et interprétait des chansons dans les pubs. En 2005, elle rencontre, pour la première fois, le réalisateur Nicklas Sandström, fondateur du Teater Foratt, dont le travail est basé sur un mélange de musique et de théâtre en arabe, en anglais et en suédois. Elle commence, par la suite, à participer à des performances de musique et de théâtre, ce qui l’a naturellement menée vers le monde du spectacle. « Mon parcours n’était pas facile. Dans mon entourage, on n’arrêtait pas de me poser la question : mais qui es-tu ? ».
Née dans une famille d’artistes, son père, Kanaan Wasfi, était un célèbre chanteur et acteur mossoulitain, dans les années 1950 et 1960, et sa mère était pianiste. L’oncle de cette dernière était d’ailleurs le célèbre comédien égyptien Amin Al-Héneidi (1925-1986).
Les premiers souvenirs de Nadine concernant la musique remontent à l’époque où elle avait presque un an. « Je rampais vers le piano pendant que ma défunte mère y jouait. Je me tenais près du piano et ma hauteur ne me permettait que de voir les doigts de ma mère sur le piano. Selon elle, c’était la première fois que je parvenais à me tenir debout. J’étais attirée par le son de la musique », raconte-t-elle. Et d’ajouter en souriant : « A 6 ans déjà, je jouais au violon. Je ne me rappelle plus si c’était mon propre choix ou bien celui de mes parents. Je me souviens, toutefois, des histoires de mon père qui me racontait son parcours. C’était un monde plein de fantaisies, depuis son départ de Mossoul jusqu’à son arrivée en Egypte, où il a développé son talent et s’est épanoui ».
De son père, Nadine avoue avoir hérité de la joie de vivre, malgré toutes les contraintes qu’elle a rencontrées, et bien sûr l’amour de la musique. Elle est également influencée par la chanteuse et activiste américaine Joan Baez. « J’ai découvert Baez lorsque j’avais 17 ans. Sa façon de raconter des histoires à travers des chansons et entre les chansons sur scène m’a vraiment touchée. Quand j’avais découvert sa première cassette, je ne savais pas qui elle était. Baez chantait dans un abri anti-bombes au Vietnam. On pouvait entendre les bombes en arrière-plan. J’ai senti qu’elle chantait pour moi, parce que j’ai été moi-même témoin de terreur. Puis à l’âge de 32 ans, je l’ai rencontrée dans les coulisses d’un concert en Suède. Quand je lui ai parlé, j’ai su que j’étais sur la bonne voie ».
Nadine Al-Khalidi ne se considère pas comme poète. « Je suis curieuse, je reste bien à l’écoute des autres et je transcris leurs idées et les miennes », affirme l’interprète touche-à-tout, qui trouve en les histoires des personnes qui ont côtoyé la mort et celles qui ont vécu sous les bombes une véritable source d’inspiration ; elle éprouve la nécessité de les partager. « Les souvenirs et les traumatismes que j’ai vécus, je ne peux pas les effacer. Mais je peux faire la paix avec mon passé, en écrivant la musique, en chantant et en partageant des histoires appartenant à d’autres personnes, et en portant leur voix en Occident ».
A travers ses chansons, elle cherche à révéler la réalité, à témoigner, à dénoncer et à transmettre un message d’espoir, à défendre des valeurs, faire agir le spectateur et surtout à le mettre en garde contre l’oubli. « La chanson est et a toujours été utilisée pour s’exprimer et véhiculer des idées. Car la musique est un langage universel, une manière explicite de faire passer un message et des émotions ».
En 2008, elle fonde, avec 6 musiciens suédois, le groupe Tarabband. Et bien qu’étant la seule femme du groupe, en plus d’origine arabe, elle considère que le vrai défi était plutôt de concilier les deux niveaux, technique et artistique, de manière à impressionner le public. Elle a commencé donc par relater l’histoire en suédois, avant de la chanter en arabe. Et après avoir effectué plusieurs tournées dans la plupart des pays européens, elle a franchi le seuil du monde arabe.
D’ailleurs, elle a été particulièrement touchée par l’accueil enthousiaste que Tarabband a reçu après son concert au camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie. « Avant de partir, je m’attendais à la misère et à la tristesse. Mais je suis partie à la rencontre d’environ 500 jeunes filles, plus fortes de caractère et plus heureuses que plusieurs autres. Lorsque je chantais ou que je jouais mon instrument, je voyais des étincelles sortir de leurs yeux ».
Aux cheveux noirs et avec Al-Khalidi comme nom, elle rencontre de temps en temps des situations hostiles. « Je dirais que certaines personnes en Europe ont encore l’impression que les réfugiés essaient d’envahir leur continent, d’imposer leur culture et leur religion. Je ne suis pas religieuse, mais je suis une femme qui travaille dur et qui a le sens de la responsabilité. Je suis honnête. Je me présente à l’heure. Je suis loyale à la société où je vis. Je paie des impôts et je mène une vie honorable. Mes cheveux noirs ne me définissent pas en tant qu’être humain. Seuls mes actions, mon travail acharné, mon engagement et ma morale peuvent dire ce que je suis », souligne-t-elle.
Mais, peut-on vraiment changer les choses en chantant ? « En chantant, nous pouvons constater, dénoncer, protester, manifester notre colère, notre solidarité ou tout simplement dire non face à des thématiques très variées (guerre, situations politiques, corruption, violence …). On peut passer un message assez fort. D’où la complicité entre les artistes et le public ».
Quel meilleur moyen que de transmettre ses idées, de les faire perdurer par l’art et la chanson ! George Sand ne nous disait-elle pas : « La chanson est la propagande la plus efficace et la plus rapide ? ».
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