La peinture et la poésie ont longtemps fait vie commune. La première se structure dans l’espace et la deuxième se déroule dans le temps. C’est de leur rencontre que sont nées les 70 peintures en acrylique de Walid Taher, exposées à la galerie TAM. Il s’est inspiré du recueil de poèmes en prose du Libanais Wadih Saadeh, Al-Abéroune Sariane (passages fugaces). Libre de toute contrainte, de toute logique, Walid Taher joue sur le rapport espace/temps, mais aussi sur la relation beauté/action et ressenti/mot.
« Les passants rapides sont beaux. Ils ne laissent pas d’ombre. Peut-être un peu de poussière … Une poussière qui va bientôt disparaître », écrit Saadeh. Et à Walid Taher de commenter : « Ce recueil de poèmes m’a poussé à m’interroger : qui sont ces passants rapides ? Qui peuvent être ces passagers que je croise en peignant ? Un poète marginal, un expatrié au périple hors du commun ?, Saadeh ne laisse pas indifférent. Ses écrits poétiques et ses essais relèvent souvent de l’absurde ; ils nous emmènent à la sagesse et à la méditation. Ainsi, mes 70 peintures qui s’en inspirent sont issues d’une réflexion sur la notion du passage. Elles sont des rencontres rapides avec les passants de Saadeh, avant qu’ils ne disparaissent, qu’ils ne s’estompent », souligne Walid Taher.
C’est cette beauté de l’absence, de l’effacement, que ce dernier tente de capter à travers ses acryliques en couleurs. Ses toiles ne laissent pas indifférent à leur tour. Elles captent après la perte des lieux, des sens, des proches et de soi-même. L’artiste cherche la beauté dans tout ce qui est laid, le positif dans tout ce qui est déprimant. Il évoque la beauté du départ, de l’abnégation, des sentiments fugaces, des mémoires, de la confusion, du chagrin … Les « passants rapides » dans les peintures de Taher ressemblent beaucoup à ceux de Saadeh, qui nous font découvrir les traces d’un passé, d’une rencontre ...
Couleurs criardes et tumulte de personnages
Toujours fidèle à une palette flamboyante et à une ironie capable de stimuler l’imagination, Walid Taher maîtrise parfaitement ses outils et son langage artistique s’affermit au fil des années. Il est de plus en plus audacieux. Même son travail, qui peut paraître improvisé, a quelque chose de bien étudié, une abstraction lyrique informelle, irrégulière. Il s’avère plus confiant, plus communicatif dans son assemblage uniforme d’éléments picturaux : couleurs, lignes, figures, métaphores abstraites, signes, symboles, formes de même nature ou différentes. Ses créatures échappent sans cesse l’une à l’autre ; elles errent séparées sur la toile, mais ont une alliance inévitable. Sur les étiquettes, Taher mentionne les titres de ses toiles : L’Ange gardien, Déjà vu, Vénus, Marseille, Sultan, L’Absent, Le Port, Beyrouth, Godiva … Ce sont des images méditatives du vent, des bateaux, de la fumée, des esprits, des parfums, des chats, des chiens, de l’eau, du temps, de l’espace, du spleen, du deuil et de la mort.
Tous les êtres laissent une trace avant de partir.
Chez lui, la mort est célébrée comme une autre possibilité d’exister, de danser, de chanter, de dire et de se retrouver. Il en est de même chez Saadeh, où la mort survient comme l’accomplissement d’un vide perturbateur, porteur de mouvement et donc de vie. Ainsi, dans les peintures de Walid Taher, on a le droit de suivre le mouvement des étoiles filantes, des arbres, des vélos et des oiseaux au sein d’une maison campagnarde ou d’une vitrine en ville. « J’ai essayé de récupérer les miettes de la perte. Aujourd’hui, le monde se perd. Il vit des moments d’insensibilité, d’indifférence et de platitude émotionnelle, surtout avec la percée de Facebook et d’autres artefacts culturels », dénonce Taher. Et de poursuivre : « D’habitude, j’aime créer à partir d’une source d’inspiration, d’un besoin, d’un stimulus. Les oeuvres inspirées des poèmes de Saadeh se situent toujours à la jonction de deux contrastes bien assortis. C’est la vie telle que je la conçois ».
Pour Taher, la liberté, c’est le vide. Or, ses peintures ne laissent quasiment aucun espace au vide. « L’état d’incertitude mentale, d’anxiété, d’indécision et de doute m’est indispensable pour créer », dit l’artiste. Encore une fois, il exprime différemment les idées de Wadih Saadeh qui écrit : « Parfois j’ai l’impression très forte que les hommes vivent sans corps. Ils continuent de vivre tant qu’ils cherchent leur corps. Et lorsqu’ils arrêtent d’y croire, ils meurent. (…) O Wadih, ce n’est pas beau que tu t’allonges ainsi dans l’éternité sans rêver ». Justement, les peintures de Taher reflètent cette interminable attente, cette longue pause.
Jusqu’au 2 avril, de 10h à 17h (sauf les vendredis). 28 km, route désertique Le Caire-Alexandrie, Abou- Rawwach.
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