A la mémoire de mon père
I
Le matin, elle cracha du sang. Depuis un mois, depuis qu’on l’avait amenée et qu’on lui avait fermé l’issue de ce local, elle sentait seulement maintenant que ses articulations se relâchaient, que son corps immatériel ramollissait tout en se desséchant. Son corps ne pouvait plus porter sa tête affaiblie et lasse. Pour la première fois, elle n’avait aucune envie de manger, elle croyait que ce mélange placé dans l’assiette devant elle laissait un relent nauséabond et que la nourriture était crue, on ne l’avait pas cuite pour que son odeur ressemblât à l’odeur de son sang.
Elle n’avait pas vu le sang. Le local était bas, très sombre, la lumière n’y pénétrait jamais sauf à travers les interstices des volets en bois de la fenêtre.
Au début, quand elle sentit un mal au cœur et qu’elle s’évanouit, trempée de sueur, sa robe humide avec une odeur de pus, elle se demanda si le temps passait et elle oubliait peut-être le repas du soir. La nourriture pourrissait ? Elle n’en voyait pas les couleurs, ne savait pas ce qu’elle mangeait, n’en avait que le goût sur la langue. Elle accusait à tort et à travers l’obscurité. Elle oubliait à la fin qu’il y avait à peine deux semaines, elle voyait toute chose clairement. Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Mais sa vue faiblit pendant cette dernière semaine passée ici. Elle ne voyait plus rien, à part un voile impalpable, une enveloppe de brume. L’aspect des choses se déformait. Comme dans un rêve. Un nuage d’oiseaux pâle, des fleurs blanches et noires, enchevêtrées, un scintillement, un flux montant de vapeurs. Un ensemble qui prenait une forme tangible devant elle sur le fond immuable, invariable des lignes de pierres, de toutes les dimensions, sur lesquelles venait rarement miroiter un faible rayon de lumière tremblante qui parvenait à traverser les fentes de la fenêtre. Parfois, elle voyait aussi une éternelle cloison de briques étanches.
Ce local, où on l’avait abandonnée, était l’unique cave du village. Pour une raison que chacun savait, son aïeul l’avait fait construire quand il était venu d’Anatolie, fuyant les armées ottomanes. Il avait creusé la cave et laissé une petite fenêtre qu’on pouvait facilement cacher quand les fientes et les crottes s’accumulaient derrière les volets. Quant à l’ouverture de cette cave, personne ne pouvait la trouver. Ce n’était qu’une trappe carrée d’une largeur de 75 centimètres dans un mauvais angle du sol de la pièce des réserves et des provisions qu’on appelait pour une raison mystérieuse « la maison du cheval ».
Les vieilles femmes qui gardaient cette prison enlevèrent un tas de crottes et d’immondices près de la fenêtre, balayèrent parfaitement le lieu et engraissèrent la terre pour y planter de la menthe qu’elles arrosaient chaque jour. Elles ne désiraient pas la voir mourir rapidement, et l’une d’elles avait fait exprès en élargissant un peu une fente du volet avec un canif, en cachette et à l’insu des deux sœurs, plus vieilles. Celle-ci passa toute une journée avec l’idée de mériter une récompense pour sa bonne action.
Quand on fit venir Salma, ces femmes furent métamorphosées. Elles s’étaient relevées des marécages de la mort où elles étaient enterrées, de leur long célibat de vieilles filles. Elles connurent une série de grands changements. Le pouls de la vie battait en elles. Elles s’étaient lancées vers le monde extérieur telles des lionnes lavées de la souillure de la stagnation. L’une épouillait la tête de l’autre, comme des guenons. Elles se peignèrent et se vêtirent de leurs plus beaux habits qu’elles avaient longtemps cachés dès qu’elles creusèrent la terre près de la fenêtre de la cave, comme une partie intégrante des rites éclatants de leur sortie à la vie.
La fenêtre donnait du côté de l’ouest, sur la bergerie accrochée à la haute falaise rocheuse au-dessus du vallon d’hiver. De dehors, cela ressemblait à une citadelle aux hautes murailles et aux remparts démesurés. Pour toutes ces raisons, Salma ne fit aucune tentative en vue de grimper jusqu’à la fenêtre ou de crier. Elle sut avec certitude dès l’instant où elle entendit les brebis et les moutons bêler et le mugissement de la grosse vache de Damas que personne ne l’entendrait. Elle connaissait le lieu et, les premiers jours, elle grimpait sur les pierres du mur et s’acharnait. Son poing frappait continuellement le bois épais et noirci de la trappe. Les vieilles femmes entendirent les coups répétés. Le frère cadet était présent et leur fit signe. Elles savaient ce qu’elles avaient à faire, elles avaient vu souvent autrefois leur mère agir ainsi quand leur père se cachait en entendant cliqueter les armes des soldats ottomans et le bruit des fusils des militaires français plus tard. Elles remplirent deux sacs de jute avec du blé puis les posèrent sur la trappe et couvrirent les sacs d’une étoffe grossière faite avec le poil de chèvres. Elles surent qu’elles n’allaient plus entendre la détresse de son appel au secours. Cependant, quand elles demeuraient seules à la maison, elles s’approchaient et tendaient l’oreille. Elles entendaient alors son appel suppliant comme la palpitation d’un cœur au lointain, venant des tréfonds de la terre. Les corps ratatinés de ces femmes étaient alors parcourus d’un étrange plaisir de vivre.
A la fin, elles ne faisaient plus ces gestes. On n’entendait plus le bruit des coups qui résonnaient si fort. La tristesse les rongeait petit à petit. Elles trouvaient que leurs vies se retranchaient à nouveau dans l’ennui mortel. Un ennui interrompu seulement par le pain qu’on faisait pour Salma et la nourriture qu’on lui descendait. La cadence de l’appel venant de la cave sous leurs pieds se mêlait à l’écho des battements de leurs cœurs.
Malgré tout, la volonté de Salma faiblit. Et le premier jour de la troisième semaine, elle tenta de grimper sur les pierres pour atteindre la trappe. En vain. Elle n’essaya plus de le faire. Elle ne le désirait plus. Soudain, elle n’arrivait plus à respirer, comme étranglée. Elle se hissa vers la fenêtre sur les étapes de pierres saillantes et respira à travers une fente un peu d’air, et à travers le moindre interstice. Elle retrouva un peu de forces grâce à l’odeur de la menthe. Mais elle ne put rester longtemps près de la fenêtre. Ses mains n’y tenaient plus. Elle sentit qu’elle vacillait et tombait par terre. Dès cet instant, elle avait tout le temps sommeil. Elle ne dormait pas. Elle connaissait seulement des états de stupeur, sentant qu’elle flottait au-dessus d’ombres floues, de visions d’étoiles. Un chœur d’oiseaux au ramage foisonnant. Des poissons nageant dans un flot d’eau ivoirine.
La seule chose qui lui restait c’était la mémoire. A chacun de ces instants, les méandres de sa mémoire demeuraient vifs, intenses. Rien n’entravait les souvenirs des beaux jours. Elle s’abandonnait à la surface des souvenirs pendant des moments très longs, survolant les champs radieux d’un bonheur révolu. Elle descendait ensuite vers les profondeurs délicieuses des heures d’une atmosphère ombragée. Elle ne se préoccupait plus du temps qui passait. Elle bougeait uniquement pour changer la position de son corps brisé sur le matelas en coton lacéré. C’est alors qu’elle retardait le moment de manger, une nourriture composée d’une miche, de quelques olives et un morceau de fromage. Ses tantes paternelles la lui jetaient enveloppée dans un tissu et elle ne savait pas que chaque lambeau était déchiré dans ses vêtements. Ces femmes avaient, en effet, déchiré deux robes de Salma, puis chaque loque servit à emballer le viatique de la mort. Avant minuit, elles le lançaient. Aucune de ces femmes ne souhaitait voir le visage de Salma, craignant de la prendre en pitié. Et pourtant, elles ne purent s’empêcher de répéter des phrases compatissantes et des mots cléments en lui jetant la nourriture de loin. Salma les entendait. Elles poussaient des soupirs de regrets sincères. Mais ces femmes n’osaient rien faire et ne pensaient jamais à libérer Salma de la capture d’une mort imminente. Au contraire, elles excellaient dans l’art de préparer le viatique meurtrier et imaginaient chaque fois une drôle d’invention. Elles travaillaient avec un zèle qui remplaçait la vanité des jours d’avant et leurs existences insignifiantes. Quand les coups de Salma contre le bois de la trappe cessèrent et que le rythme de la vie qui les avait réveillées soudain disparut, la préparation de la nourriture occupait tout leur temps.
Quelquefois, elles ajoutaient des cuillères de sucre au pain ou mettaient des loukoums au mastic, ou la moitié d’un gâteau ou du riz aux lentilles, ou une tomate. Et lorsque Oum Moteab apporta une friandise à la mélasse et au sésame, elles ne lui reprochèrent rien. Elles savaient que c’était pour Salma et pourtant, elles la mangèrent. Avec la joie des premières découvertes, elles se mirent ensuite à préparer elles-mêmes ce délice. Le soir, elles firent descendre à Salma une portion énorme de la douceur de la mort. Elles considéraient toujours cette affaire sérieuse.
Lien court: