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Chihab El Khachab : L’Egypte est un pays très riche en culture visuelle

Lamiaa Alsadaty, Dimanche, 25 avril 2021

Chihab El Khachab revient sur le processus du travail sur son ouvrage Making Film in Egypt et explique son intérêt pour l’anthropologie visuelle. Entretien.

El Khachab

Al-Ahram Hebdo : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans le travail de terrain ?

Chihab El Khachab: D’abord, j’ai trouvé une difficulté à accéder à des projets de tournage en cours. J’avais une volonté très claire d’assister à un tournage de A à Z et c’était très difficile parce qu’à l’époque où je suis arrivé au Caire, c’était en 2013, il y avait beaucoup de manifestations, des rues étaient bloquées, etc. Le cinéma était sous-financé, et il n’y avait que quelques compagnies qui produisaient régulièrement et des quelques productions que je connaissais— de petites pro­ductions indépendantes— étaient à la halte pour des raisons de sous-financements chroniques. Mais, j’ai eu la très grande chance d’avoir eu des gatekeepers, c’est-à-dire des gens qui tiennent les clés des maisons de production, qui m’ont tout de suite aidé et ont cru à mon projet de recherche, qui m’ont assigné à des projets de tournage que j’ai fini par décrire dans mon livre. Une autre diffi­culté: c’est d’apprendre en gros un bon nombre de termes techniques relatifs à l’industrie de cinéma. Des termes dont les origines sont issues de l’italien et du français, mais qu’il était difficile de les déchiffrer sur le tas. D’ailleurs, ces pra­tiques ne sont décrites nulle part, même pas dans les livres normatifs du cinéma.

— Et comment avez-vous fait pour surmon­ter cette difficulté langagière ?

— J’ai eu la chance d’avoir des interlocuteurs sur le terrain qui m’ont beaucoup aidé: si j’avais des questions spécifiques à poser, j’allais les poser à certains ouvriers qui n’avaient pas un rôle actif sur le tournage… Puis avec l’expérience, on finit par assimiler et comprendre; un peu comme les ouvriers. La plupart des gens qui entrent le domaine du cinéma apprennent en observant.

— Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur l’anthropologie visuelle ?

— J’ai fait une formation d’anthropologue à la licence. J’avais un intérêt particulier à l’anthropo­logie visuelle parce que c’est un domaine relative­ment nouveau, qui n’est pas bien exploré dans le monde arabe, notamment en Egypte. L’Egypte est un pays très riche en culture visuelle. Quant au cinéma, mes parents sont spécialistes, je m’inté­ressais au cinéma non pas au niveau de l’analyse des films, mais de point de vue fabrique du ciné­ma et rapports sociaux qui se construisent à partir du cinéma, alors en combinant les deux domaines d’intérêt: l’anthropologie, d’une part, et le ciné­ma, d’autre part, j’ai décidé d’aller en Egypte.

En outre, il faut dire aussi que c’était pour des raisons pratiques: d’après mon expérience, faire du terrain en Egypte a à la fois un avantage et un inconvénient. Ce dernier s’impose à cause de l’in­formalité de l’industrie du cinéma, qui rend les choses peu claires et non organisées, mais l’avan­tage c’est qu’il y a une facilité d’accès si quelqu’un veut bien vous aider. Contrairement à l’industrie en France ou aux Etats-Unis où l’industrie est réglementée et légalisée, donc il faut passer par plusieurs intermédiaires pour avoir accès au ter­rain.

— A votre avis, quels sont les apports de l’an­thropologie visuelle sur l’étude du cinéma en Egypte ?

— Plusieurs, j’espère. L’apport principal c’est de faire un portrait empirique, descriptif de ce qu’est l’industrie du cinéma et non pas de ce qu’on voudrait qu’elle soit ou de ce qu’elle devrait être. Très souvent, les livres de cinéma, partout et surtout en Egypte, sont écrits à partir d’une pers­pective soit d’un maître qui fait apprendre le cinéma aux jeunes d’une façon très normative ou encore sur un plan historique qui se concentre surtout sur les films en tant que tels, c’est-à-dire faire de l’histoire des histoires… Or, ce genre d’histoires ne raconte pas quels sont les rapports quotidiens, qui sont les ouvriers qui y ont contri­bué, les éléments sociaux qui sont en rapport avec le cinéma, même les éléments ordinaires, comme par exemple le trafic que j’avais mentionné dans le livre, les problèmes de budgets, de communica­tion quotidienne …

— Avez-vous trouvé des contradictions entre la littérature de l’anthropologie visuelle et la pratique au niveau du terrain exploré ?

— Je ne dirais pas des contradictions, mais plu­tôt des différences. Le terrain est évidemment différent de ce à quoi je m’attendais. La première chose c’est que je ne m’attendais pas à ce que le milieu du cinéma égyptien soit si intégré dans plusieurs sphères autres de la vie quotidienne. Par exemple, les ouvriers de production travaillent d’une manière qui rappelle n’importe quel mana­ger dans une compagnie privée en Egypte. Il y a un travail de bureau qui se fait, des coordinations avec plusieurs éléments informels, et cela n’est pas particulièrement spécifique au milieu de ciné­ma, et au niveau de la littérature ce n’était pas clair, car la littérature tend à se cerner sur des rapports sociaux qui sont entrés à la production des images. Dans mon expérience de terrain, il y avait beaucoup d’éléments qui intervenaient qui ne sont pas propres au cinéma. Une autre chose, la littérature s’attache plutôt aux rapports verbaux et non pas aux rapports matériels. Or, suite à mon expérience de terrain, j’ai trouvé qu’aborder le rapport à la technologie est aussi important.

— En tant qu’écrivain et chercheur trilingue (arabe, français et anglais), dans quelle mesure vos écrits sont-ils influencés par ce trilin­guisme ?

— L’influence est double. D’une part, il y a une influence sur la pratique du terrain en tant que telle : les interlocuteurs utilisaient plusieurs lan­gues, donc les notes prises étaient aussi en plu­sieurs langues, ce qui a eu une grande influence sur la façon de traiter les données de terrain. Je n’ai pas senti le besoin de traduire immédiatement dans un processus d’annotation constant multilingue.

D’une autre part, cela m’a donné la capacité de chercher dans plusieurs littératures nationales qui sont très souvent séparées à cause des barrières linguistiques: ce qui est écrit sur le cinéma en France n’est pas lu en Angleterre, et vice-versa, et c’est pareil pour tout ce qui est écrit en arabe. Ce trilinguisme m’a permis donc d’intégrer toutes ces sources de savoir, qui se complètent mais aussi qui montrent des manières différentes d’aborder le sujet.

— Vous écrivez des articles en dialectal égyp­tien abordant des sujets philosophiques et sociaux. Ce choix ne semble-t-il pas étrange par rapport à ce genre de sujets qui impose une langue plutôt sophistiquée ?

— J’ai bien voulu mettre fin à ce paradoxe, sur­tout que les textes en français ou en anglais abor­dant ce genre de sujets ne connaissent pas cette diglossie, c’est-à-dire les idées sont complexes, mais la langue employée est simple. En plus, j’ai été inspiré par des écrivains égyptiens, comme Khaled Fahmi qui traitait en dialectal des sujets délicats sur certains sites. Par ailleurs, si cela m’a permis de gagner un public égyptien jeune et de diverses orientations, cela m’a fait perdre des lec­teurs arabes qui ne sont pas habitués à lire en dialectal égyptien. Or, je suis ravi d’avoir gagné un public surtout jeune en fin de compte .

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