Dans la région du lac Qaroun, la survie passe avant l’écologie. Au village de Chakchouk, situé au gouvernorat de Fayoum, des centaines de femmes sont assises devant leurs maisons, décortiquant des crevettes à la main. Elles vivent au jour le jour, travaillent 16 heures d’affilée et font de 10 à 12 kg chacune. « Décortiquer à la main, ce n’est pas un cadeau! On se pique les doigts et on commence à faire des allergies. Mais que peut-on faire? C’est ma seule source de revenus, après le départ de mon mari au lac Nasser à Assouan, pour chercher son gagne-pain », lance hadja Arifa, 55 ans, mère de quatre enfants. Elle est payée au kilo de crevettes décortiquées, qu’elle pèse méticuleusement pour ne pas donner à son marchand plus qu’elle ne lui doit. Comme hadja Arifa, environ 800 femmes sont capables d’éplucher 8 tonnes de crevettes par jour, laissant derrière elles environ 4 tonnes de déchets qui sont soit rejetés dans le lac, soit utilisés comme aliments pour la volaille. Mais le lac, qui semblait leur offrir des ressources illimitées, est aujourd’hui menacé par une pollution dévastatrice. Comme une gangrène qui s’étend lentement sans que les habitants du village en aient conscience. Bien plus, leur extrême pauvreté ne leur permet pas de considérer que c’est un enjeu. Ils sont trop préoccupés par leur survie pour envisager un avenir qui semble si abstrait.
Heureusement, cette scène n’est plus aujourd’hui. Car la réalité des habitants du village Chakchouk a complètement changé. Et ce, grâce au projet « Chito-Shrimp » de l’Université d'Al-Azhar. En effet, l’équipe de l’Université d'Al-Azhar vient de remporter la Coupe du monde Enactus 2020, qui s’est tenue le 5 septembre, en ligne pour la première fois à cause de la pandémie du Covid-19. L’événement a réuni 3000 étudiants fréquentant 1700 universités et collèges et venus de 36 pays, l’aboutissement de plus d’une année de travail de la part de 72000 étudiants du monde entier qui ont livré bataille lors de compétitions nationales dans l’espoir de se qualifier pour la Coupe du monde.
Ce concours annuel est dédié à la durabilité et son but est d’améliorer la qualité et le niveau de vie des personnes dans le besoin. Il a permis à l’équipe de Chito Shrimp de remporter un prix de 50000 dollars, et l’équipe a tout fait avec... des crevettes! Pas même les crevettes entières, mais en réutilisant les carapaces non consommées et les déchets inutiles pour produire cinq produits de base (épices, engrais organiques, masques médicaux, fermes pour l’élevage de crevettes et filtres organiques). Des produits générant des revenus qui s’élèvent à 5,5 millions de dollars pour la première année et des rendements d’investissement prévus à 13 millions de dollars d’ici 2023.
Une idée folle qui a fini par payer
En fait, tout a commencé lorsque Chérif Sayed, chef de l’équipe Enactus Al-Azhar et étudiant à la faculté de pharmacie à l’Université d’Al-Azhar à Assiout, s’est rendu à l’Université de Cambridge pour assister au programme de Jeunes Faiseurs de Paix. Il a entendu parler d’Enactus, une organisation internationale à but non lucratif, créée aux Etats-Unis dès 1975 mais présente en Egypte depuis 2004 seulement, qui travaille dans le domaine de l’entrepreneuriat social estudiantin et le développement durable. Elle développe des partenariats entre le monde des affaires et celui de l’enseignement supérieur afin de préparer les étudiants à contribuer substantiellement au développement de leur pays en tant que futurs leaders entrepreneurs, éthiques et socialement responsables et aptes à effectuer un changement positif de leur communauté.
Depuis, l’idée a germé dans l’esprit de Chérif Sayed et il a décidé en 2019 de fonder une équipe formée d’étudiants très conscients des enjeux de société, loin de la vision stéréotypée de l’Université d'Al-Azhar, à savoir des jeunes qui ne s’intéressent qu’aux sciences religieuses uniquement. Parmi plus de 75 idées des groupes de jeunes de l’université, l’équipe a trouvé que le meilleur projet est Chito-Shrimp de Chakchouk. Une fois descendus sur place, les jeunes Azharis ont constaté que ce village, surplombant le lac Qaroun et qui vit de la vente des crevettes mais ne les mange pas, souffre d’une extrême pauvreté. Notamment après la détérioration des conditions de travail des pêcheurs à cause de la salinité du lac et la mort des crevettes. « Le lac Qaroun est l’un des plus grands lacs naturels d’Egypte, qui au cours des années précédentes a contribué à 55% de la production de crevettes, constituant de la sorte une source de revenus importante pour des milliers de pêcheurs. Mais, en 2010, la productivité du lac a baissé à 10% à cause de la pollution de l’eau, laissant plus de 4000 pêcheurs au chômage, 1400 agriculteurs sans gagne-pain et plus de 800 femmes vivant en dessous du seuil de pauvreté », explique Chérif Al-Zayat, chef du syndicat des Pêcheurs à Chakchouk. C’est à partir de là que Chito-Shrimp est entré en jeu et l’équipe d’Al-Azhar s’est attelée au problème de l’élevage des crevettes en Egypte. « Nous avons dû consacrer nos efforts pour la concrétisation de ce projet visant à accroître la productivité et à utiliser les carapaces des crevettes. Notre chemin a été sinueux et long, mais notre foi a été plus forte parce que nous croyons en notre capacité à changer notre vécu. Nous voulons agir et non pas subir. En tant que team leader, je ne peux qu’être fier de voir Chito-Shrimp désormais en place dans le village Chakchouk. L’aventure ne fait que commencer », explique Chérif Sayed, chef de l’équipe Enactus Al-Azhar, tout en ajoutant qu’avec l’aide des partenaires comme Kellog’s, Orascom et l’Université d’Al-Azhar, l’équipe a pu prendre plusieurs projets sociétaux comme la création de 100 unités de production d’épices naturelles de haute qualité avec une saveur de crevettes (40% moins cher que les épices ordinaires) et qui couvrent les besoins nutritionnels de l’Egypte en épices du genre. « Les épices ont été testées et accréditées par le ministère du Commerce et de l’Industrie, puis nous avons commencé à montrer aux femmes comment fabriquer ces épices tout en leur offrant l’équipement nécessaire. Puis, nous avons passé un contrat avec Amazon pour garantir l’utilisation du commerce électronique dans la vente des épices », souligne Sayed.
Réalisations tous azimuts
Cependant, les efforts déployés par l’équipe de l’Université Enactus Al-Azhar ne se sont pas limités à cela. Ils ont dû produire un biofiltre pour le traitement des eaux usées et ils ont créé une vingtaine de fermes pour l’élevage des crevettes afin de préserver les races et atteindre l’autosuffisance au moment où le lac Qaroun commence à se rétablir. L’expérimentation a d’ores et déjà été faite avec des résultats probants: 8 tonnes de crevettes par an, un chiffre équivalent à la production annuelle du lac avant la crise. Visant la perfection en vue de la compétition à l’échelle internationale, c’est là toute l’ambition qui a motivé ces jeunes Azharis à chercher à aider les agriculteurs à restaurer la fertilité de leurs terres affectées par l’eau d’irrigation contaminée qui a réduit la productivité des récoltes à 50%.
Pour pallier ce problème, ils ont proposé d’utiliser les peaux de crevettes, plus précisément, le chitosane, une forme de chitine qui est la deuxième matière organique la plus abondante sur terre après la cellulose. « Nous avons découvert que les carapaces de crevettes sont riches en chitosane — un engrais 100% naturel. En comparaison avec d’autres engrais chimiques, le chitosane contient 3 fois l’azote, 7 fois le potassium et 12 fois le phosphore — qui est l'élément le plus important pour le sol. Cet engrais efficace sera exporté à une société belge pour acheter deux tonnes de chitosane par an », précise Yahia Ghoneimi, directeur du projet et l’un des entrepreneurs les plus importants de l’Université d'Al-Azhar, tout en poursuivant que Chito-Shrimp a permis aussi d’assurer un emploi permanent à plus de 800 villageoises, de réduire le taux de chômage dans le village, d’améliorer de 320% les revenus des ménages et de diminuer le taux de décrochage scolaire en assurant le retour de 1300 enfants à leurs écoles.
Une aubaine pour les villageois. « Nous n’avons jamais cru que cela pouvait se produire. Aujourd’hui, je suis passée de 70 à 500 L.E. par mois pour les crevettes décortiquées », lance Oum Hamada tout en remerciant le Bon Dieu pour ce grand rizq. Autre action Enactus, ces jeunes conscients de l’importance de mettre des solutions créatives et innovantes n’ont pas oublié les combattants en blouse blanche. A la lumière de la grave pénurie d’équipements médicaux, en particulier de masques, l’équipe a fabriqué un masque avec les nanoparticules de chitosane des coquilles pour protéger environ 5000 médecins et infirmières du Covid-19. « Le chitosane (composé chimique) a la capacité d’absorber des particules aussi petites que 2 microns, alors que le virus lui-même mesure 35 microns. Trois fois moins cher et aussi efficace que le masque N95, le masque en chitosane peut durer; avec une stérilisation périodique continue et un filtre changé toutes les 12h, pendant un mois alors que le N95 ne peut être réutilisé qu’un nombre limité de fois », précise Dr Mohamad Yasser, à l’hôpital de Fayoum, tout en soulignant que le personnel médical en a tant profité, car chaque médecin qui a besoin d’un masque N95 en utilise en moyenne 6 par quart de travail, ce qui fait des centaines de masques par jour.
La créativité est donc aux commandes ! Les étudiants sont très conscients des enjeux de société et ils ont beaucoup d’idées. Le grand imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, s’est dit fier de ses étudiants qui ont représenté honorablement leur pays auprès des plateformes internationales, pour trouver une solution à la fois très originale et efficace afin de résoudre des problèmes concrets. Pour rappel, la participation de l’Egypte cette année vient couronner un historique de succès au niveau mondial. Etant donné que l’Egypte était lauréate en 2009, 2010, 2019 et 2020. « Le travail mène à des résultats, et plus ce travail est sérieux, plus les résultats sont glorieux. L’équipe Enactus Al-Azhar s’est basée sur le respect mutuel et sur le sérieux et le professionnalisme. Chaque membre n’a pas hésité à fournir de plus en plus d’efforts, car nous savons qu’être champion mondial est non seulement un honneur, mais aussi une responsabilité, et c’est ce qui lui a valu la victoire », conclut Dr Fatma Serri, directrice exécutive du programme Enactus Egypte, tout en exhortant les jeunes à poursuivre leurs efforts, à continuer à innover et à réaliser des projets modernes utiles aux citoyens et contribuant à l’essor de la patrie.
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