Le rapprochement entre l’Egypte et la délégation onusienne en Libye, et son ouverture sur l’ouest libyen, en particulier le Gouvernement d’union nationale (GNA), présidé par Fayez Al-Sarraj, reflètent la détente politique dont témoigne la crise libyenne. Celle-ci est sur le point de connaître une évolution importante. Les négociations ont repris pour parvenir à une solution politique globale. Les responsables égyptiens ont reçu plusieurs délégations de l’ouest libyen alors que le Comité national égyptien, en charge du dossier libyen, effectue des visites continues en Libye pour rapprocher les points de vue entre les différentes parties afin d’arranger les cartes avant le début des négociations de Genève en octobre prochain.
En dépit de l’optimisme affiché par les parties impliquées dans ce dossier, au Caire comme à l’étranger, maints défis persistent. L’annonce faite par Al-Sarraj, selon laquelle il remettra le pouvoir à une nouvelle autorité formée par le comité du dialogue national sous l’égide de l’Onu, met les protagonistes libyens face à un véritable défi, celui d’achever cette mission dans un délai de 5 semaines surtout qu’il n’existe toujours pas de consensus sur les grandes questions problématiques, même si la rencontre consultative de Montreux, tenue du 7 au 9 septembre, a débouché sur d’importantes propositions. L’un des dossiers épineux est la restructuration des institutions du pouvoir exécutif, la transformation de Syrte en une capitale transitoire, la formation d’un gouvernement transitoire d’union nationale et la tenue d’élections législatives et présidentielles.
D’autres problèmes se posent dont celui des nouveaux participants au dialogue global ; selon une source ayant participé à la rencontre de Montreux en Suisse, entre 25 et 30 nouvelles personnalités devraient participer à ce dialogue. Pour la première fois, les partisans de l’ancien régime y seront représentés, et plus particulièrement le courant de Seif Al-Islam Al-Kadhafi. Par conséquent, le véritable défi réside dans la concurrence acharnée en Libye entre les différentes forces politiques sur le choix des participants au dialogue. L’autre problématique concerne l’héritage de l’accord de Skhirat, en particulier les projets qui se sont concrétisés en 2019 et 2020. Il s’agit notamment du projet de « l’islam politique » visant à dominer le pouvoir et le projet de la direction générale de l’armée libyenne, qui tente d’éliminer les entités qui se sont formées par les accords de Skhirat, surtout celles qui représentent l’islam politique.
Les deux projets se sont affrontés d’avril 2019 et jusqu’à la Déclaration du Caire en juin 2020, qui a mis fin au combat armé sur le terrain. Or, les partisans des 2 projets restent des acteurs influents sur la scène politique et ce, alors qu’il semble qu’il y ait une tendance internationale et une entente entre les forces politiques participant au dialogue d’écarter les symboles de ces deux projets. Or, chacun des deux projets dispose d’outils lui permettant de courcircuiter le processus politique et de reproduire le conflit armé. Concrètement, la direction générale de l’armée libyenne possède la force militaire en plus de sa domination des puits de pétrole à Syrte, alors que le courant de l’islam politique a ses milices armées, dont les capacités dépassent peut-être celles à la disposition de l’armée, sans oublier l’important soutien dont jouit le courant de l’islam politique, notamment de la part de forces étrangères, tels la Turquie principalement et le Qatar.
C’est dans ce contexte que Le Caire intensifie ses efforts pour éviter tout dérapage au cours de la prochaine période dans la région est, surtout que les observateurs font état d’une fracture politique qui s’élargit entre le commandant de l’armée nationale libyenne, le maréchal Khalifa Haftar, et le président du parlement libyen, Aguila Saleh. Ce dernier occupe actuellement le devant de la scène politique transitoire et jouit de l’intérêt des forces internationales et régionales. De plus, les sanctions internationales et américaines qui lui sont imposées seront levées ce mois-ci. En revanche, avec la régression des chances de Haftar dans le processus politique à venir, ce dernier parie sur sa domination du Croissant pétrolier dans le golfe de Syrte, considéré comme le principal affluent économique du pays. Haftar entend mélanger les cartes politiques en se rapprochant avec le côté russe qui, à son tour, se rapproche de la Turquie. Il est clair que le combat actuel de Haftar n’est pas avec ses ennemis du courant de l’islam politique, mais plutôt avec ses anciens alliés.
La troisième problématique réside dans le fait accompli imposé par les forces militaires présentes en Libye, abstraction faite de leur légitimité. Ces forces peuvent, elles aussi, entraver l’itinéraire politique, en particulier la Turquie et la Russie, sachant qu’Ankara soutenait le GNA alors que la Russie soutenait la direction générale de l’armée libyenne. Or, à la lumière des évolutions politiques actuelles, un rapprochement turco-russe semble émerger en Libye. Les indices de ce rapprochement sont apparus au cours de la première rencontre du genre entre les deux parties en Libye à la fin de la semaine dernière afin de « discuter des questions techniques de l’après-cessez-le-feu ». C’est comme si ces deux parties étaient concernées par le cessez-le-feu, alors qu’elles n’ont eu aucun rôle dans cette décision. Une source bien informée proche d’Al-Sarraj a confirmé que ce dernier n’a pas informé en avance la Turquie qu’il allait annoncer un cessez-le-feu. La décision a été une surprise pour Ankara. Elle ne la voulait pas et si elle en avait été informée plus tôt, elle aurait certes cherché à l’entraver, exactement comme ce fut le cas avec la démission d’Al-Sarraj.
La Russie n’a pas pu reproduire le modèle syrien en Libye. Elle a besoin de se rapprocher de la Turquie. Moscou estime que les alignements actuels signifient qu’elle et Ankara ont échoué à imposer leur domination sur leurs alliées. Ainsi, la Turquie n’a pas pu dominer la décision du GNA représenté par Al-Sarraj, et la Russie n’est pas parvenue à obliger Haftar à signer un cessez-le-feu avec Al-Sarraj à Moscou. Ce qui est remarquable, c’est que l’image générale reflétée par la Turquie et la Russie sur l’existence de différends entre eux n’est que pure propagande même si des divergences sont apparues à certains moments, comme ce fut le cas en Syrie autour du dossier d’Idleb. Des divergences que les deux parties ont abordées lors de leurs rencontres à Sotchi. Il est fort probable que ce rapprochement russo-turc aura moins d’effet sur le prochain processus politique en Libye que prévu. Mais en même temps, les deux parties ont réussi à ancrer leur présence militaire en Libye via une solide infrastructure militaire.
Les priorités du Caire
Les efforts du Caire visent au cours de cette période à trouver un règlement politique global conformément aux principes de la Déclaration du Caire de juin 2020, basée sur la conférence de Berlin pour le règlement de la crise libyenne (janvier 2020). L’Egypte est consciente que le processus de reconstitution du pouvoir en Libye impliquera un conflit et une concurrence multidimensionnelle et que les ingérences étrangères ont encore une influence en Libye. Plus important encore, selon une source libyenne qui prendra part au dialogue de Genève, Le Caire a réussi à attirer le clan de l’escalade militaire à la table des négociations. Le rapprochement entre la représentante de l’Onu en Libye, Stéphanie Williams, et Le Caire, notamment après sa visite en Egypte fin août, marque un tournant important sur la voie de la relance du règlement politique. Autre point important: l’Egypte est entrée en contact avec toutes les parties libyennes sans exception. Ainsi, Le Caire a accueilli une délégation de l’ouest libyen formée de membres du Conseil d’Etat libyen et du Conseil des députés dissident de Tripoli. Des sources bien informées au Caire confirment que plusieurs délégations de l’ouest libyen effectuent en ce moment des contacts en vue de visiter Le Caire. L’Egypte a déclaré, de son côté, qu’elle était prête à accueillir toutes les parties et qu’elle est ouverte à toutes les parties dans le but de tourner la page de la division interlibyenne. Le Caire a beaucoup fait en termes de rapprochement entre les parties qui devraient participer au prochain sommet de Genève. Mais il semble que Le Caire a besoin de déployer davantage d’efforts pour contenir la dissension de l’est et régler le dilemme que représentera Haftar au cours de la prochaine période.
Par ailleurs, la Turquie a demandé au Caire une rencontre au niveau sécuritaire pour coordonner les positions sur les dossiers enchevêtrés dont celui de la Libye. La demande turque intervient probablement après qu’Ankara avait perdu son pari sur le GNA, sans oublier qu’elle fait face à un bloc international hostile à ses agissements en Méditerranée orientale. Il est fort probable que Le Caire ne refusera pas la demande turque de tenir des réunions au niveau bilatéral mais déterminera en même temps le plafond de ce dialogue. Idem pour la Russie qui a intensifié les rencontres diplomatiques avec Le Caire au cours des deux derniers mois même si ces rencontres n’ont pas abouti à des résultats concrets concernant le dossier libyen. De facto, Moscou s’accorde avec Le Caire sur les grandes lignes dont le rattachement à un règlement politique mettant un terme au conflit armé en Libye. Mais Moscou a une vision différente sur l’application de cet objectif allant de pair en premier lieu avec ses intérêts.
En guise de conclusion, la Libye est au seuil d’une nouvelle phase transitoire, la quatrième depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011. Au cours de cette phase, Le Caire, en coordination avec la délégation onusienne et via l’ouverture sur l’ouest libyen, jouera un rôle primordial pour garantir la réussite de la rencontre tant attendue de Genève. Mais en dépit des grandes avancées réalisées, la reprise du processus politique reste parsemée de défis.
*Expert au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (coordinateur d’équipe du travail égypto-libyen au centre).
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