Al-Ahram Hebdo : Un an après la signature de l’accord de partage du pouvoir, où en est la transition au Soudan ?
Amani El-Taweel : Les transformations survenues au Soudan au cours de cette année sont essentiellement liées aux libertés politiques et l’absence des pratiques répressives. Quant aux dossiers fondamentaux, tels l’économie et la paix, ils restent les questions les plus épineuses. Le Soudan souffre encore des répercussions de trente ans sous le règne profondément corrompu d’Al-Béchir. Accusé de soutenir des groupes terroristes tel Al-Qaëda, le Soudan a été placé sous ce régime islamiste sur la liste noire des Etats parrainant le terrorisme. La crise économique a été l’étincelle de la contestation soudanaise en décembre 2018. Aujourd’hui, un an après la signature du document constitutionnel, la crise économique n’a pas encore été réglée. La monnaie locale poursuit son recul face au dollar. Le gouvernement parle d’un plan pour libérer l’économie sans pour autant poser des mécanismes clairs pour le faire. Conclure un accord de paix global avec tous les groupes armés sans exception est un autre défi majeur de la transition au Soudan. Jusqu’à présent, une vision nationale du concept de la paix au Soudan, que ce soit de la part des groupes armés ou de la part des acteurs internationaux, fait toujours défaut.
— Quelle est donc l’importance de l’accord de paix signé lundi 31 août entre le gouvernement soudanais et le Front révolutionnaire ?
— L’accord de paix signé à Juba est un accord partiel, puisque les deux principaux groupes armés du Front révolutionnaire étaient les grands absents. Ces deux groupes sont celui de Abdel-Wahed Nour, le fondateur et chef du Mouvement de libération du Soudan, qui était en lutte contre le pouvoir central à Khartoum depuis 2003, et le Mouvement de libération du Soudan-Nord dirigé par Abdel-Aziz El-Helw. La signature de cet accord n’aura pas beaucoup d’effet sur le terrain. Il marque uniquement une victoire politique pour le gouvernement transitoire de Hamdok.
— Comment voyez-vous les interactions au sein de l’Alliance des Forces pour la liberté et du changement qui pilote la transition au Soudan ?
— En fait, la nature des relations entre le gouvernement transitoire et l’Alliance des forces pour la liberté et du changement, qui pilote le processus de transition, est confuse. C’est une large coalition qui renferme plus de 80 entités, dont chacune a sa propre vision pour la transition et ses revendications. Cette alliance a témoigné de nombreuses scissions internes. Le retrait de l’Association des professionnels soudanais, en juillet 2020, fer de lance de la Révolution soudanaise, de la structure des Forces pour la liberté et le changement était un coup dur pour le camp civil. Ce qui a aggravé la situation, c’est l’adhésion d’une partie de cette association à l’un des mouvements armés dans les montagnes de la Nubie qui est le mouvement populaire pour la libération du Soudan dirigé par Abdel-Aziz El-Helw. En effet, ce genre d’alliance n’est pas nouveau dans l’histoire du pays.
D’ailleurs, le Parti national Umma, le plus grand parti d’opposition au Soudan à l’époque de Béchir, est en confrontation permanente avec le gouvernement de Hamdok. Il a retiré tôt son soutien au pouvoir de transition. En avril 2020, ce parti présidé par Al-Sadiq Al-Mahdi a annoncé le gel de ses activités dans les structures des Forces de liberté et de changement et a appelé à la tenue d’élections anticipées comme seul moyen de sortir le pays de la crise. Pourtant, les appels pour des élections anticipées lancés par Al-Mahdi sont essentiellement motivés par ses craintes que la période transitoire soit prolongée et que son poids politique soit menacé. Dans ce cas, la scène sera libre à la montée de nouvelles élites politiques de tendance gauchiste. Cette situation perturbée aura certes un grand impact sur la transformation démocratique au Soudan. Elle est due essentiellement au manque d’expertises de ces élites dans la gestion politique et administrative et le manque d’une vision globale et stratégique pour le développement.
— Le premier ministre Hamdok a signalé, en dressant le bilan de sa première année en tête du gouvernement, le retour du Soudan dans la communauté internationale après trente ans d’isolement. Qu’en pensez-vous ?
— En fait, au cours de cette année, deux dossiers ont animé la politique étrangère du Soudan : la crise du barrage de la Renaissance et la levée du nom du Soudan de la liste des pays parrainant le terrorisme. Dans la mentalité soudanaise, la levée des sanctions est étroitement liée à la normalisation avec Israël. Cette tendance soudanaise s’est manifestée par la rencontre entre le chef du Conseil militaire, Abdel-Fattah El-Burhan, et le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, en Ouganda en février dernier. D’ailleurs, l’Alliance des Forces pour la liberté et du changement a catégoriquement refusé une telle démarche, en insistant que le gouvernement actuel est un gouvernement de transition qui gouverne en vertu d’un document constitutionnel n’ayant pas de mandat sur la question de la normalisation des relations avec Israël. C’est aussi le même message envoyé par le premier ministre Hamdok, en recevant le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, qui s’est rendu au Soudan dans le cadre de sa tournée régionale. Il s’agit de la première d’un chef de la diplomatie américaine au Soudan depuis celle de Condoleezza Rice en 2005.
Cependant, il faut également noter que jusqu’à présent, la présence du Soudan sur la scène internationale n’a eu que des effets limités, et ce, en dépit du soutien de la communauté internationale à la Révolution soudanaise. Le soutien économique apporté lors de la conférence tenue récemment sous le slogan des « amis du Soudan » n’a pas dépassé un milliard de dollars. Une somme assez faible, vu les énormes défis qu’affronte actuellement le Soudan. Les graves inondations et pluies torrentielles qui ont touché le Soudan ont fait une dizaine de victimes et de nombreux dégâts. Bref, le Soudan fait face actuellement à des pressions internes et externes croissantes qui menacent le processus de la transition.
— Pensez-vous que la plus grande problématique du Soudan soit de tourner la page du passé ?
— On ne peut pas facilement ignorer trente ans. L’ancien régime est actif sur la scène soudanaise, que ce soit à travers son arme politique, le parti du Congrès populaire, ou à travers son organe secret le Front national islamique. Il possède également une base populaire dans les différentes provinces soudanaises. Celle-ci est accusée d’attiser les tensions ethniques au Soudan. Des affrontements tribaux ont éclaté la semaine dernière dans le Kassala dans l’est du pays faisant 3 morts et une dizaine de blessés, après la nomination d’un gouverneur civil. Cet incident n’est pas le premier de son genre depuis le début de la période transitoire, mais il donne l’exemple de l’ampleur de l’influence des anciennes élites, ancrées dans la société soudanaise.
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