Date : 20 juin. Lieu : la base militaire de Sidi Barrani à Matrouh, près de la frontière égypto-libyenne. Sous les projecteurs, l’Egypte définit ses lignes rouges et annonce au monde sa vision stratégique et sécuritaire sur le conflit libyen. «
Nos objectifs sont clairs : protéger les frontières occidentales avec la Libye, rétablir la sécurité et la stabilité dans ce pays, mettre fin à l’effusion de sang et instaurer un cessez-le-feu permanent », a précisé le président Abdel-Fattah Al-Sissi, après avoir effectué une tournée d’inspection dans la zone militaire ouest.
« Soyez prêts à effectuer n’importe quelle mission, à l’intérieur de nos frontières ou, si nécessaire, à l’extérieur de nos frontières … La situation est aujourd’hui différente, car les sécurités nationale, arabe, égyptienne et libyenne font partie d’une seule équation », a dit le président devant un impressionnant alignement de blindés, d’avions de chasse et d’hélicoptères de combat, ainsi que des chefs des tribus libyennes. En fait, l’intervention militaire turque directe en Libye a compliqué davantage le conflit.
Erdogan a acheminé des milliers de mercenaires syriens et des armes en Libye pour changer l’équation sur le terrain en faveur des milices du Gouvernement d'union national (GNA). Aux portes de Syrte, ville côtière stratégique et verrou des terminaux pétroliers, le GNA continue de rassembler ses forces.
Dans le camp opposé, l’Armée Nationale Libyenne (ANL) est aussien alerte maximale. Depuis la chute en 2011 de Mouammar Kadhafi, la frontière égypto-libyenne, poreuse et longue de 1 200 km, est source de préoccupation majeure pour Le Caire. Pour éviter qu’un nouveau foyer de terrorisme ne se forme et pour freiner l’expansion turque en Libye, l’Egypte s’active sur plusieurs fronts. Lors de son discours, le président Sissi a mis en garde : « Toute avancée des milices du GNA vers l’axe Syrte-Jufra mènera à une intervention de l’Egypte. C’est une ligne rouge. La ligne atteinte par les forces actuelles ne doit pas être franchie pour que des négociations soient amorcées et qu’un règlement de la crise libyenne soit trouvé », mettant en garde contre le danger des milices « avec qui aucune stabilité ne peut être envisagée ». Le chef de l’Etat a ajouté que « l’intervention directe de l’Egypte est devenue légitime au niveau international, que ce soit au regard de la Charte de l’Onu sur la légitime défense ou vis-à-vis de la seule autorité légitime élue par le peuple libyen : le parlement libyen ». Aguila Salah Issa, chef du parlement libyen, n’a pas tardé à annoncer que si Syrte est attaquée, il demandera au nom du peuple libyen l’intervention de l’Egypte. Selon Abdel-Sattar Heteita, spécialiste des affaires libyennes, le message de l’Egypte était clair, puisque celui qui met la main sur Syrte contrôle l’ensemble de l’espace libyen. « Le discours du président transmet un double message : Un message de dissuasion à Ankara et un appel à la communauté internationale d’assumer ses responsabilités pour trouver un règlement politique et éviter que ce conflit interlibyen ne se transforme en une escalade régionale », ajoute Heteita.
Une feuille de route pour reconstruire la Libye
Avant que le président Sissi ne se rende à la base de Sidi Barrani, l’Egypte avait lancé, le 6 juin, une autre initiative politique interlibyenne en présence du président du parlement libyen et du chef de l’ANL. Baptisée la « Déclaration du Caire », cette initiative, largement reconnue par la communauté internationale, présente une feuille de route pour reconstruire la Libye et est conforme aux recommandations de la Conférence de Berlin et aux résolutions internationales relatives à la Libye. Selon Ahmed Youssef, politologue, « les dernières démarches égyptiennes s’inscrivent dans le cadre d’une politique générale qui consiste à préserver l’Etat national ». L’Egypte a déployé beaucoup d’efforts depuis le début de la crise pour unifier les institutions militaires libyennes ainsi que les forces politiques et tribales. Le Caire a, en outre, participé à toutes les initiatives internationales visant à parvenir à un règlement politique en Libye. Selon le ministre des Affaires étrangères, Sameh Choukri, « l’Egypte travaille en vue de rapprocher les vues entre les différentes tendances nationales en Libye et faire réussir les volets politiques et économiques de la Conférence de Berlin ainsi que les pourparlers de la commission mixte militaire 5+5 ».
Dynamisme régional et international
Selon Sameh Choukri, « les récentes démarches égyptiennes ont créé un dynamisme et un consensus régional et international sur la nécessité de trouver une solution politique ». Selon Heteita, les contacts diplomatiques entre l’Egypte et les grandes puissances sont permanents.
Au niveau arabe, les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe se sont réunis le 23 juin par visioconférence pour un sommet extraordinaire consacré à la Libye, à l’appel de l’Egypte. Dans le communiqué final, ils ont annoncé leur opposition à toute forme d’ingérence en Libye qui « vise à diviser le pays », s’alignant sur la position égyptienne en faveur d’une dissolution des milices et d’un départ des mercenaires hors du territoire libyen afin de rendre viable un cessez-le-feu. Même si elle n’est pas nommée, la Turquie est visée par l’article 7 de la résolution de la Ligue qui réclame le retrait de « toutes les forces étrangères de Libye et de ses eaux territoriales » et met en garde contre la poursuite des opérations militaires afin de déplacer les lignes de front.
L’Egypte a reçu également le soutien direct de plusieurs pays arabes comme l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn.
Cet axe stratégique arabe soutient toutes les mesures visant à défendre la sécurité nationale égyptienne et à protéger les frontières occidentales de l’Egypte. L’intervention militaire turque en Afrique du Nord est aussi une source de préoccupation pour de nombreux pays du Golfe. Il y a trois ans, ces trois monarchies avec l’Egypte avaient boycotté le Qatar pour son soutien aux groupes terroristes. Dans un communiqué, le ministère saoudien des Affaires étrangères a insisté sur le fait que l’Arabie saoudite soutient le droit de l’Egypte à « défendre ses frontières et son peuple ». Même son de cloche du côté des Emirats arabes unis qui ont affirmé leur soutien à l’Egypte « pour protéger sa sécurité et sa stabilité contre les développements inquiétants en Libye ». Bahreïn a également apporté son soutien au Caire, estimant que « la sécurité de l’Egypte est une partie intégrante de la sécurité nationale arabe ».
Du côté européen, la position de la France a été très forte, souligne Heteita. Le président français, Emmanuel Macron, a accusé, le 22 juin, Ankara « de jouer un jeu dangereux », en Libye et d’avoir violé « tous ses engagements pris lors de la Conférence de Berlin ».
Le président français a évoqué également « l’inquiétude légitime du président Sissi lorsqu’il voit des troupes arriver à sa frontière ».
La déclaration conjointe des ministères des Affaires étrangères de France et d’Allemagne et celle, le 25 juin, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie est un autre coup dur pour Ankara. « Face au risque croissant de dégradation de la situation en Libye et d’escalade régionale, la France, l’Allemagne et l’Italie appellent les parties libyennes à cesser immédiatement et sans condition les combats », soulignent ces trois pays européens.
Le communiqué a appelé également à « la reprise effective du dialogue politique interlibyen. Tous les efforts en ce sens, y compris l’initiative égyptienne annoncée le 6 juin, doivent être encouragés ».
Washington commence à changer de ton. Le secrétariat aux Affaires étrangères a renouvelé samedi son rejet des tentatives du GNA et des forces turques de contrôler la ville de Syrte, soulignant la nécessité de mettre fin « aux ingérences étrangères » et à « revenir aux négociations ». Pour sa part, la Russie a invité le parlement libyen à former une délégation pour visiter Moscou dans les quelques jours à venir. L’enjeu est donc que les pressions internationales conduisent à une stabilisation du front en Libye afin de préparer un retour à la table des négociations. « Il faut intensifier les contacts avec les partenaires internationaux pour stabiliser le cessez-le-feu en Libye jusqu’à ce qu’une solution politique permanente soit trouvée », a déclaré Choukri.
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