Essayer de ne pas se laisser duper par le titre du film. Ras Al-Sana (la nuit du Nouvel An) peut évoquer au choix le film d’anticipation, le thriller ou la comédie sociale, genres que Mohamad Hefzi, scénariste et coproducteur de cette fiction, n’a pas hésité à traiter dans ses précédents films. Sans aller trop loin donc dans sa description, on peut dire que ce long métrage suit essentiellement un groupe de protagonistes, qui se retrouvent, malgré eux, ensemble dans la même station balnéaire durant la nuit du Nouvel An, et souligne assez clairement le fossé inconvenant qui se creuse entre les riches et les pauvres.
La lutte des classes y apparaît avant tout comme un partage des corps, différenciés par leurs milieux, par les abris trop modestes des pauvres et les hauteurs urbaines et architecturales des riches. Les événements du film se déroulent entre le sort assez tragique des premiers et les comportements le plus souvent corrompus et démesurés des seconds. On peut suivre principalement le personnage de Kamal, interprété par Iyad Nassar, ce jeune chauffeur d’une ancienne ambulance, qui n’est vraiment qu’un dealer ou un trafiquant de drogue, et qui est le lien principal entre le monde des démunis et celui des richards. Il leur vend les drogues, de quoi gagner son pain et réussir à s’infiltrer dans cette communauté de jet-set, sans pouvoir certes gagner leur respect. A travers lui, ainsi que ses déplacements entre les différents protagonistes durant cette nuit du Nouvel An, on peut découvrir ces deux mondes, dont l’un n’est que serviteur de l’autre. Nombre d’historiettes et de relations qui s’entrelacent se dessinent au fur et à mesure des scènes, liant les représentants des deux couches sociales dans une sorte de conflit direct ou indirect, visé ou pas.
Chérif, interprété par Ahmad Malek, ce fils gâté d’une famille aristocrate et sa petite amie, campée par Hoda Al-Mofti, dont la vie devient chamboulée après la rencontre du premier avec ledit chauffeur énigmatique de l’ambulance ; le jeune kinésithérapeute, campé par Ali Qassem, qui cherche son pain en faisant des sessions de massage aux dames riches qui essaient sans cesse de le séduire rien que pour réaliser n’importe quelle nouveauté dans leur vie conjugale ou sentimentale monotone. Ou même le caractère de ce gardien des voitures des riches, interprété par Achraf Mahdi, tout à fait démuni et qui n’aspire qu’à gagner quelques sous en gardant les voitures de ces gens aisés durant la soirée du Nouvel An, rien que pour pouvoir acheter des chaussures ou des vêtements à son fils qu’il laisse seul durant cette nuit chez l’un des petits ouvriers travaillant dans cette station balnéaire.
Drame d’une vigueur élégante
Cette relation de conflit entre classes sociales, et même durant le même cadre temporel, a déjà été portée à l’écran. Hefzi dresse là une vision assez réaliste mais controversée des couches sociales en Egypte, comme partout dans le monde où deux mondes, celui des riches et celui des pauvres, vivent séparés par une frontière qui n’est que la cohabitation aspirée et rarement réalisée.
Dès les premières scènes du film, on se rend compte qu’on est devant un mood film (film d’humeur), réalisé dans un style visuel fictif assez artistique.
Le fait de présenter tant d’histoires ou de relations entre les personnages, durant les 100 minutes de la durée du film, laisse la trame de chacun mal faite et souvent mal coupée. Faute de temps, le scénariste a donc recours à des scènes et des incidents qui s’avèrent trop dramatiques, baignant dans des tragédies ou des confessions mal conçues, vides parfois du crescendo dramatique logique ou justifié. Des parties d’histoires abordent certains sujets polémiques, tels la haine entre les classes sociales, la corruption justifiée pour les pauvres et gratuite chez la jet-set, la trahison frappant beaucoup de vies conjugales surtout au sein de la communauté des aisés, le conflit des jeunes entre traditions et modernité, allant encore plus loin pour souligner la présence apparemment admise de l’homosexualité parmi nombre des représentants de la classe des riches. Le scénario, empli d’un désespoir ahurissant, a visé de frapper fort, dans les têtes des spectateurs et dans leurs coeurs, à l’instar des leçons de morale assez classiques.
Mission esthétique accomplie
Côté forme, tout va au profit de l’idée générale. Dès les premières scènes, notamment à travers quelques close-up et nombre d’angles ouverts, on suit les protagonistes principaux de près dans leurs démarches et dans leurs réactions. Le style du réalisateur s’avère réaliste, mais fictif : nombre de scènes sont filmées avec une caméra mobile; le cadrage est serré et les mouvements parfois emportés. Il en résulte des séquences plus spontanées, sans perdre l’aspect verni et bien travaillé. L’atmosphère terne qui englobe beaucoup de scènes accentue la froideur des émotions qui animent les personnages; et les tons pâles soulignent leur solitude comme le mal-être qui intervient partout.
Le décor devient plus qu’une décoration: les villas et les résidences des protagonistes richards permettent au cinéaste une mise en scène à la fois compacte et intrigante, qui fait preuve d’un sens logique de l’espace et de la cadence. Il faut saluer également la bande son du film qui va, quant à elle, dans le même sens que le scénario. Celle-ci, conçue par Saqr, le réalisateur lui-même, est basée sur des notes de musique classique, ce qui appuie prestement le scénario et emmène le spectateur dans le même mood froid, tout en lui offrant une certaine élégance bien claire.
En ce qui concerne le casting : mission accomplie. Tous les acteurs ont plus ou moins bien assumé leurs tâches et ont bien campé leurs prestations sans grandes surprises.
Bref, même si ce film n’est pas dans la liste des grands films du genre, il a au moins la volonté de jeter une pierre dans la mer dormante des productions récurrentes sur le grand écran. Une oeuvre qui rappelle que l’affrontement entre les classes demeure une source inépuisable d’inspiration et l’un des thèmes les plus tragiquement cinématographiques .
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