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La Turquie perd son allié égyptien

Dimanche, 21 juillet 2013

La turquie est très en colère contre la destitution de Mohamad Morsi par l’armée égyptienne. Ankara est la capitale étrangère qui a exprimé la plus violente réaction contre ce qu’elle a qualifié de « coup d’Etat militaire » contre un président démocratiquement élu. Ainsi, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, refuse de reconnaître les nouveaux dirigeants de l’Egypte, alors que son ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, a mis en garde contre un « effet domino » dans les autres pays du Printemps arabe (Tunisie, Libye, Yémen) si la communauté internationale cautionne « le coup d’Etat ».

Seule la Turquie a qualifié jusqu’ici la destitution de Morsi de coup d’Etat. Ankara, par la voix du ministre des Affaires européennes, Egemen Bagis, est même allé, au lendemain du renversement de Morsi, jusqu’à demander au Conseil de sécurité des Nations-Unies de « prendre une action » en Egypte, avant de revenir sur cette déclaration et d’adopter une position plus souple, afin de préserver ses relations avec Le Caire.

La Turquie s’est abstenue, par exemple, de convoquer l’ambassadeur d’Egypte à Ankara à la suite de la convocation de son homologue turc par le ministère égyptien des Affaires étrangères pour protester contre les déclarations des responsables turcs considérées comme une intervention dans les affaires intérieures de l’Egypte. Des sources diplomatiques turques ont également exclu qu’Ankara rappelle son ambassadeur au Caire ou rompe ses relations diplomatiques avec l’Egypte en raison de la destitution de Morsi. Il est cependant probable que les relations bilatérales souffriront tant que la Turquie continue à refuser de reconnaître le régime actuel. Cette situation pourrait durer jusqu’à la tenue d’élections législatives et présidentielles en Egypte, prévues en principe respectivement dans 6 et 9 mois. L’identité politique du régime qui en sortira déterminera la nature des rapports futurs avec la Turquie.

La vive réaction de la Turquie au renversement du président islamiste Mohamad Morsi, issu des Frères musulmans, tient à trois principales raisons. La première est que la chute de Morsi et du régime politique de la confrérie constitue un coup dur pour les ambitions de la Turquie dans le monde arabe et le Moyen-Orient. Forte de son succès économique et de sa démocratie stable, la Turquie, sous le Parti islamiste de la justice et du développement (AKP), a voulu étendre son influence dans la région et, au-delà, devenir un modèle pour les pays arabes qui se sont soulevés et ont renversé leurs dirigeants autoritaires. Ces soulèvements populaires se sont soldés en Egypte et en Tunisie par l’accession au pouvoir d’islamistes modérés, comme en Turquie, de la mouvance des Frères musulmans. La Turquie y a vu une chance historique de renforcer et d’étendre son influence politique, économique et culturelle dans un monde arabe qui, dans son ensemble, regardait jusqu’à récemment ses ambitions néo-ottomanes avec beaucoup de suspicion. Dans ce cadre, l’alliance que s’est forgée la Turquie avec l’Egypte sous les Frères musulmans était conçue par Ankara comme une courroie de transmission de son influence dans ce pays et, au-delà, dans l’ensemble du monde arabe.

Le préjudice encouru par Ankara ne se limite pas à la perte d’un allié majeur nécessaire à l’extension de l’influence de la Turquie, mais atteint de plein fouet l’ambition de celle-ci de se hisser en modèle régional, grâce non seulement à sa réussite économique, mais aussi à sa capacité à concilier islam et démocratie, malgré la récente dérive autoritaire d’Erdogan et l’irrespect croissant du pluralisme politique. Que les Frères musulmans dans le pays le plus peuplé et le plus important du monde arabe, qualifié par Davutoglu d’« épine dorsale » de tout développement dans la région, échouent dans leur expérience démocratique et leur gestion économique de l’Egypte, cela est un signal très négatif pour l’ensemble des forces islamistes modérées au Moyen-Orient, dont l’AKP, qui fait face de surcroît à une contestation populaire sans précédent depuis son arrivée au pouvoir en 2002, en raison d’un autoritarisme et d’un islamisme rampants.

La deuxième explication de la réprobation turque de la destitution de Morsi tient à des facteurs économiques liés à la première raison. Pour se construire une alliance multidimensionnelle avec les Frères musulmans en Egypte, la Turquie d’Erdogan a beaucoup investi en termes financiers. Elle a accordé 2 milliards de dollars d’assistance multiforme, dont la moitié a été effectivement déboursée, pour aider l’économie égyptienne, saignée à blanc depuis la chute de Moubarak en février 2011. Elle a également alloué en mai un crédit de 250 millions de dollars — une première en son genre — pour financer des achats égyptiens d’équipements militaires turcs. Ankara a renforcé ses rapports à tous les niveaux avec Le Caire à travers la signature, mi-septembre 2011 (avant l’arrivée de Morsi au pouvoir), d’un accord de coopération stratégique. Sous les Frères musulmans, les deux pays ont conclu quelque 40 accords de coopération dans des domaines aussi variés que la défense, le commerce, l’énergie, le tourisme, les transports, la science, la technologie, les banques, etc. L’Egypte devrait, dans cette optique, devenir la plaque tournante des exportations turques en direction de l’Afrique et de la région du Golfe. La Turquie a également dépêché au Caire des officiels et des hommes d’affaires pour aider le gouvernement égyptien à réformer l’appareil d’Etat.

La violence de la réaction des responsables turcs à la destitution de Morsi tient enfin à de mauvais souvenirs de l’histoire récente du pays, où l’armée a mené depuis 1960 quatre coups d’Etat militaires, dont le dernier a renversé, en 1997, le premier gouvernement islamiste de la Turquie, sous la direction de Necmettin Erbakan. Ce qui a rendu la situation encore plus tendue est que la destitution de Morsi est intervenue au moment où Erdogan faisait face à une montée de la contestation populaire, à Gezi Park.

Depuis l’arrivée de l’AKP, aux origines islamistes, au pouvoir en 2002, il s’est employé à réduire le rôle de l’armée en politique, à coups d’amendements constitutionnels et de poursuites judiciaires contre des militaires. Il n’est donc pas étonnant de voir ce parti, après avoir minimisé la portée de la contestation populaire contre le président égyptien, qualifier la destitution de Morsi de complot ourdi par les généraux égyptiens. En s’accrochant à la thèse du complot, Ankara feint d’ignorer les millions d’Egyptiens (la plus importante mobilisation populaire de l’histoire du pays) qui sont descendus dans les rues le 30 juin, et après, pour protester contre les politiques de Morsi et de la confrérie. La théorie du complot militaire tient cependant à de longues années de répression des islamistes turcs par les gouvernements successifs, soutenus par l’armée et aux multiples interventions de cette dernière en politique. Ankara n’a pas également manqué de dresser un parallèle entre le coup de force de l’armée égyptienne et les protestations de Gezi Park, en vue de discréditer ces dernières qui, selon Erdogan, sont menées par des ennemis laïques qui cherchent à renverser son gouvernement.

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