Mardi, 10 décembre 2024
Al-Ahram Hebdo > Economie >

Adel Abdel-Latif : Partout dans le monde, dans les pays qui ont connu de grands changements, le prix a été élevé

Salma Hussein, Mardi, 24 décembre 2019

Adel Abdel-Latif, conseiller stratégique du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), revient sur le Rapport du développement humain 2019, publié le 9 décembre. Il évoque également le prochain Rapport sur le développement humain arabe, à paraître en 2020 et dont il est le responsable depuis huit ans. Entretien.

Adel Abdel-Latif

Al-Ahram Hebdo : Pourquoi le Rapport du Développement Humain (RDH) 2019 a-t-il pour thème les inégalités ?

Adel Abdel-Latif : Le RDH 2019 s’inspire du principe de l’agenda des Objectifs de Développement Durable 2030 de l’Onu, « Ne laisser personne pour compte ». Il examine trois aspects de l’inégalité qui, dans leur ensemble, forment le message essen­tiel : le premier concerne la méthode avec laquelle les gouvernements cal­culent les inégalités de revenus, en utilisant des chiffres et des moyennes qui ne sont pas capables de montrer les disparités croissantes entre les deux extrémités de l’échelle des reve­nus. Il faut cher­cher de nouveaux indices plus aptes à refléter le phéno­mène. Le deuxième aspect est le déve­loppement humain, au-delà — ou en dépit — de la diffé­rence entre les revenus. Si l’on considère deux groupes d’élèves qui vivent dans une même ville, leurs destins sont déter­minés dès l’enfance, dès l’entrée à l’école. C’est très clair dans un pays comme l’Egypte. Si un groupe rejoint une école privée, un autre rejoint une école publique. C’est facile de prévoir comment ils seront répartis après 20 ans, en deux groupes distincts : le premier à revenus élevés, le second à bas revenus.

Mais c’est le troisième aspect qui est vraiment pertinent et peu discuté : les disparités provenant de la techno­logie et du changement climatique. Ils sont devenus deux aspects créateurs de disparités entre les gens, qui affectent le développement humain, non seulement dans le présent, mais à l’avenir aussi. D’où le titre du rapport, « Au-delà des revenus, des moyennes, et du temps présent : les inégalités du développement humain au XXIe siècle ».

— Pourquoi le rapport est-il important pour la région arabe ?

— Le rapport traite de la situation dans tous les pays du monde. Mais la couverture de la région arabe n’est pas aussi détaillée que celle d’autres régions. D’habitude, l’Amérique latine est connue pour son degré élevé de disparités sociales et écono­miques, contrairement aux autres régions en développement, asia­tiques ou africaines ou de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA). Mais ce résultat, qui donne une fausse idée, est dû à la meilleure qualité des données en Amérique latine. Néanmoins, le message reste d’une grande impor­tance sur le plan régional. Quand les gens protestent dans les rues, c’est qu’il règne un sentiment d’inégalité. Concernant le Chili, les protesta­tions ont lieu dans un pays qui sert de « modèle » aux pays arabes. Un pays qui est passé d’un pouvoir autocratique à un régime démocratique à croissance élevée et qui fait partie du club des pays les plus riches, l’OCDE. Ils ont les mêmes problèmes que les Etats-Unis et certains pays euro­péens. Prenez par exemple l’éduca­tion universitaire, qui est très coû­teuse. La plupart des jeunes Chiliens s’endettent pour y accéder, puisque c’est le seul moyen d’ascension sociale. Mais de plus en plus, les diplômés ont un tas de dettes et sont incapables de trouver du travail. Imaginez leur frustration. Il parais­sait que la colère était due à la hausse des prix des billets de métro. Mais ce n’était qu’un déclencheur. Le système néolibéral, qui a suppri­mé la gratuité de l’enseignement universitaire, est en crise. Par consé­quent, l’unique moyen d’ascension sociale est bloqué et les gens sont socialement divisés. C’est ainsi que les disparités sont transmises d’une génération à l’autre.

— Comment expliquez-vous la prise de conscience croissante du phénomène de l’inégalité au cours des dernières années sur le plan mondial ?

— C’est un sujet prioritaire, qui a toujours figuré sur l’agenda du PNUD, mais un intérêt nouveau pour le monde, surtout dans les pays développés. Dans les années 1990 ou au début du XXIe siècle, la mon­dialisation ne menaçait que le bien-être des pays en développement. Aux Etats-Unis, on ne parlait que des disparités raciales entre les Afro-Américains et les autres. Aujourd’hui, le monde s’est rendu compte que la mondialisation a aussi appauvri les Blancs de la classe ouvrière aux Etats-Unis par exemple, qui ont perdu leurs emplois, après que les industries américaines ont délocalisé en Chine. En Angleterre, c’est pareil. La situation sur le plan mondial indique que même les pays les plus avancés, comme l’Angle­terre, l’Espagne ou le Mexique, en mesure de réaliser les Objectifs du Développement Durable, ne pour­ront pas améliorer le niveau de vie de leurs citoyens les moins fortunés. Ils ne pourront pas réduire les inéga­lités croissantes. L’extrême droite exploite cette frustration pour ras­sembler les voix des laissés-pour-compte.

— La prochaine édition du rap­port « Le Développement humain arabe » sortira en 2020. Son docu­ment d’information, auquel vous avez contribué, vient d’être publié. Pourquoi avez-vous choisi le thème « la citoyenneté et l’exclusion » ?

Adel Abdel-Latif

— Quand nous choisissons un thème pour le rapport, nous prenons en considération plusieurs facteurs. Nous nous posons la question de savoir si cela intéresse le lecteur, le citoyen ordinaire, et comment trans­mettre le contenu au grand public. Le message doit être clair et riche en informations, afin d’inciter au débat public et d’aider les gens à s’engager dans ce débat. Cette année, le thème « la citoyenneté et l’exclusion » est également inspiré de notre grand agenda onusien développé en 2015, les Objectifs du Développement Durable 2030, et du principe « Ne laisser personne pour compte ». Nous avons remarqué que le terme « citoyenneté incomplète » est fré­quemment utilisé dans la littérature politique arabe pour référer aux gens sans accès à certains droits et libertés. La littérature politique arabe consi­dère que ces pays ne sont pas encore des Etats qui appliquent le principe de citoyenneté.

— Les conclusions et le langage peu diplomatique du rapport sur le développement humain arabe ont souvent suscité de vives réactions. Le rapport a-t-il su prévoir la colère de la rue ?

— Avec son langage critique, la première édition s’était attiré les réserves de plusieurs gouvernements arabes. Mais loin de ces éditions, le RDH arabe a lancé des avertisse­ments à deux reprises. En 2004, le rapport avait dessiné plusieurs scé­narios pour la région, dont l’un était « le mécontentement ». En 2009, l’une des conclusions principales du rapport était que la poursuite du même modèle de développement dans la région, y compris la faible gouvernance, pouvait conduire à l’effondrement. Un autre rapport onusien, peu connu, a été publié en 2012, intitulé « Les défis du dévelop­pement dans les pays arabes ». Il a analysé ce qui s’est passé dans la plupart des pays arabes et a expliqué que le monde arabe souffrait d’une double exclusion, économique et politique, en raison d’un mariage entre pouvoir et capital, créant ainsi l’Etat rentier. C’est un phénomène qui apparaît quand le pouvoir contrôle les revenus des ressources publiques du pays. D’habitude, il s’agit du pétrole, mais en Egypte, certains économistes considèrent les terrains comme étant une source de rente. Les transferts d’argent des expatriés sont une autre source. L’ascension de l’Etat rentier est cou­plée à la détérioration des efforts d’industrialisation, qui caractéri­saient les années 1960 du siècle der­nier. Le secteur des services comme le tourisme a crû aux dépens de l’industrie, contrairement aux ten­dances dans les autres pays en déve­loppement.

— Quel regard portez-vous sur la nouvelle vague de révoltes popu­laires dans les autres pays arabes ?

— D’habitude, les réformes dans les pays arabes ont été menées par les gouvernements mêmes, soit sous la pression de l’extérieur, soit sous la pression de guerres. Mais en 2011, pour la première fois, l’appel au changement provenait de la rue. En 2016, notre rapport, dont le thème était « Jeunesse », s’est concentré sur les répercussions de 2011 et comment en profiter. La reproduc­tion des systèmes précédents est presque impossible.

— Pour certains, ces soulève­ments n’ont fait qu’amplifier l’in­justice, retarder les réformes et faire de la place au terrorisme et aux guerres civiles. Qu’en pensez-vous ?

— Partout dans le monde, dans les pays qui ont connu de grands change­ments, le prix a été élevé. Cela ne signifie pas qu’il vaut mieux que les gens ne descendent pas dans la rue. Si les autres canaux de changement sont bouchés, il n’y a que la rue. Dans les pays démocratiques, quand les gens vont dans la rue, ils contribuent à la redéfinition de la scène politique. En 1968, quand les Français ont protesté, la scène politique dessinée par De Gaulle a complètement changé. Au Chili, on s’attend à ce que les protes­tations changent la carte politique lors des prochaines élections. Une nou­velle génération est là, porteuse de nouvelles idées, que les partis tradi­tionnels ne représentent plus. Dans une démocratie, il y a pourtant « un médiateur » qui peut transmettre le message, tels les partis des Verts, qui prennent plus de places aux parle­ments, comme en Suisse ou en Allemagne. Dans le monde arabe, où est ce médiateur ?

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique