Al-Ahram Hebdo : Pourquoi le Rapport du Développement Humain (RDH) 2019 a-t-il pour thème les inégalités ?
Adel Abdel-Latif : Le RDH 2019 s’inspire du principe de l’agenda des Objectifs de Développement Durable 2030 de l’Onu, « Ne laisser personne pour compte ». Il examine trois aspects de l’inégalité qui, dans leur ensemble, forment le message essentiel : le premier concerne la méthode avec laquelle les gouvernements calculent les inégalités de revenus, en utilisant des chiffres et des moyennes qui ne sont pas capables de montrer les disparités croissantes entre les deux extrémités de l’échelle des revenus. Il faut chercher de nouveaux indices plus aptes à refléter le phénomène. Le deuxième aspect est le développement humain, au-delà — ou en dépit — de la différence entre les revenus. Si l’on considère deux groupes d’élèves qui vivent dans une même ville, leurs destins sont déterminés dès l’enfance, dès l’entrée à l’école. C’est très clair dans un pays comme l’Egypte. Si un groupe rejoint une école privée, un autre rejoint une école publique. C’est facile de prévoir comment ils seront répartis après 20 ans, en deux groupes distincts : le premier à revenus élevés, le second à bas revenus.
Mais c’est le troisième aspect qui est vraiment pertinent et peu discuté : les disparités provenant de la technologie et du changement climatique. Ils sont devenus deux aspects créateurs de disparités entre les gens, qui affectent le développement humain, non seulement dans le présent, mais à l’avenir aussi. D’où le titre du rapport, « Au-delà des revenus, des moyennes, et du temps présent : les inégalités du développement humain au XXIe siècle ».
— Pourquoi le rapport est-il important pour la région arabe ?
— Le rapport traite de la situation dans tous les pays du monde. Mais la couverture de la région arabe n’est pas aussi détaillée que celle d’autres régions. D’habitude, l’Amérique latine est connue pour son degré élevé de disparités sociales et économiques, contrairement aux autres régions en développement, asiatiques ou africaines ou de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA). Mais ce résultat, qui donne une fausse idée, est dû à la meilleure qualité des données en Amérique latine. Néanmoins, le message reste d’une grande importance sur le plan régional. Quand les gens protestent dans les rues, c’est qu’il règne un sentiment d’inégalité. Concernant le Chili, les protestations ont lieu dans un pays qui sert de « modèle » aux pays arabes. Un pays qui est passé d’un pouvoir autocratique à un régime démocratique à croissance élevée et qui fait partie du club des pays les plus riches, l’OCDE. Ils ont les mêmes problèmes que les Etats-Unis et certains pays européens. Prenez par exemple l’éducation universitaire, qui est très coûteuse. La plupart des jeunes Chiliens s’endettent pour y accéder, puisque c’est le seul moyen d’ascension sociale. Mais de plus en plus, les diplômés ont un tas de dettes et sont incapables de trouver du travail. Imaginez leur frustration. Il paraissait que la colère était due à la hausse des prix des billets de métro. Mais ce n’était qu’un déclencheur. Le système néolibéral, qui a supprimé la gratuité de l’enseignement universitaire, est en crise. Par conséquent, l’unique moyen d’ascension sociale est bloqué et les gens sont socialement divisés. C’est ainsi que les disparités sont transmises d’une génération à l’autre.
— Comment expliquez-vous la prise de conscience croissante du phénomène de l’inégalité au cours des dernières années sur le plan mondial ?
— C’est un sujet prioritaire, qui a toujours figuré sur l’agenda du PNUD, mais un intérêt nouveau pour le monde, surtout dans les pays développés. Dans les années 1990 ou au début du XXIe siècle, la mondialisation ne menaçait que le bien-être des pays en développement. Aux Etats-Unis, on ne parlait que des disparités raciales entre les Afro-Américains et les autres. Aujourd’hui, le monde s’est rendu compte que la mondialisation a aussi appauvri les Blancs de la classe ouvrière aux Etats-Unis par exemple, qui ont perdu leurs emplois, après que les industries américaines ont délocalisé en Chine. En Angleterre, c’est pareil. La situation sur le plan mondial indique que même les pays les plus avancés, comme l’Angleterre, l’Espagne ou le Mexique, en mesure de réaliser les Objectifs du Développement Durable, ne pourront pas améliorer le niveau de vie de leurs citoyens les moins fortunés. Ils ne pourront pas réduire les inégalités croissantes. L’extrême droite exploite cette frustration pour rassembler les voix des laissés-pour-compte.
— La prochaine édition du rapport « Le Développement humain arabe » sortira en 2020. Son document d’information, auquel vous avez contribué, vient d’être publié. Pourquoi avez-vous choisi le thème « la citoyenneté et l’exclusion » ?
— Quand nous choisissons un thème pour le rapport, nous prenons en considération plusieurs facteurs. Nous nous posons la question de savoir si cela intéresse le lecteur, le citoyen ordinaire, et comment transmettre le contenu au grand public. Le message doit être clair et riche en informations, afin d’inciter au débat public et d’aider les gens à s’engager dans ce débat. Cette année, le thème « la citoyenneté et l’exclusion » est également inspiré de notre grand agenda onusien développé en 2015, les Objectifs du Développement Durable 2030, et du principe « Ne laisser personne pour compte ». Nous avons remarqué que le terme « citoyenneté incomplète » est fréquemment utilisé dans la littérature politique arabe pour référer aux gens sans accès à certains droits et libertés. La littérature politique arabe considère que ces pays ne sont pas encore des Etats qui appliquent le principe de citoyenneté.
— Les conclusions et le langage peu diplomatique du rapport sur le développement humain arabe ont souvent suscité de vives réactions. Le rapport a-t-il su prévoir la colère de la rue ?
— Avec son langage critique, la première édition s’était attiré les réserves de plusieurs gouvernements arabes. Mais loin de ces éditions, le RDH arabe a lancé des avertissements à deux reprises. En 2004, le rapport avait dessiné plusieurs scénarios pour la région, dont l’un était « le mécontentement ». En 2009, l’une des conclusions principales du rapport était que la poursuite du même modèle de développement dans la région, y compris la faible gouvernance, pouvait conduire à l’effondrement. Un autre rapport onusien, peu connu, a été publié en 2012, intitulé « Les défis du développement dans les pays arabes ». Il a analysé ce qui s’est passé dans la plupart des pays arabes et a expliqué que le monde arabe souffrait d’une double exclusion, économique et politique, en raison d’un mariage entre pouvoir et capital, créant ainsi l’Etat rentier. C’est un phénomène qui apparaît quand le pouvoir contrôle les revenus des ressources publiques du pays. D’habitude, il s’agit du pétrole, mais en Egypte, certains économistes considèrent les terrains comme étant une source de rente. Les transferts d’argent des expatriés sont une autre source. L’ascension de l’Etat rentier est couplée à la détérioration des efforts d’industrialisation, qui caractérisaient les années 1960 du siècle dernier. Le secteur des services comme le tourisme a crû aux dépens de l’industrie, contrairement aux tendances dans les autres pays en développement.
— Quel regard portez-vous sur la nouvelle vague de révoltes populaires dans les autres pays arabes ?
— D’habitude, les réformes dans les pays arabes ont été menées par les gouvernements mêmes, soit sous la pression de l’extérieur, soit sous la pression de guerres. Mais en 2011, pour la première fois, l’appel au changement provenait de la rue. En 2016, notre rapport, dont le thème était « Jeunesse », s’est concentré sur les répercussions de 2011 et comment en profiter. La reproduction des systèmes précédents est presque impossible.
— Pour certains, ces soulèvements n’ont fait qu’amplifier l’injustice, retarder les réformes et faire de la place au terrorisme et aux guerres civiles. Qu’en pensez-vous ?
— Partout dans le monde, dans les pays qui ont connu de grands changements, le prix a été élevé. Cela ne signifie pas qu’il vaut mieux que les gens ne descendent pas dans la rue. Si les autres canaux de changement sont bouchés, il n’y a que la rue. Dans les pays démocratiques, quand les gens vont dans la rue, ils contribuent à la redéfinition de la scène politique. En 1968, quand les Français ont protesté, la scène politique dessinée par De Gaulle a complètement changé. Au Chili, on s’attend à ce que les protestations changent la carte politique lors des prochaines élections. Une nouvelle génération est là, porteuse de nouvelles idées, que les partis traditionnels ne représentent plus. Dans une démocratie, il y a pourtant « un médiateur » qui peut transmettre le message, tels les partis des Verts, qui prennent plus de places aux parlements, comme en Suisse ou en Allemagne. Dans le monde arabe, où est ce médiateur ?
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