Mercredi, 11 décembre 2024
Al-Ahram Hebdo > L'invité >

Nacer Khemir : Le seul moyen pour moi de faire un film, c’est d’aimer un sujet

Ossama Al-Réheimy, Dimanche, 19 mai 2019

Le réalisateur tunisien Nacer Khemir fouille dans les mythes pour interroger la réalité. Ecrivain, peintre, sculpteur et cinéaste, il possède à son actif 15 films, 15 livres et des milliers de toiles.

Nacer Khemir

Al-Ahram Hebdo : Un esprit soufi marque la plupart de vos films. Quel est actuellement l’intérêt de tourner des oeuvres cinématogra­phiques qui s’inspirent souvent du patri­moine ?

Nacer Khemir: Un ami a résumé cet intérêt en me disant un jour: « Les Arabes doivent comprendre que la solution de leurs problèmes réside dans le renouvellement de leur culture, ni plus, ni moins ». Ce renouvellement doit se faire en retournant aux sources et non en recourant à des pensées occidentales assez lointaines. Nous devons saisir l’essence du progrès en cherchant à atteindre une meilleure compréhension de la pensée humaine et des conjonctures actuelles.

— Quel rapport y a-t-il entre le soufisme et les valeurs esthétiques de l’art ?

— L’esthétisme est une chose fondamentale pour l’être humain. L’homme sans goût est considéré comme un mort-vivant. Et le soufisme est la référence esthétique dans notre civilisa­tion. On me demande souvent: êtes-vous soufi? Et qui est votre cheikh? Or, je n’ai pas de cheikh et je ne suis pas soufi. Je suis un cinéaste. Je creuse dans les méandres d’une civilisation éga­rée, à la recherche de bonnes références.

— Etait-ce le motif de la présentation du film Looking For Mohieddine, en 2012, par­tant sur les traces du poète soufi Ibn Arabi ?

— A voir le titre du film, on ne s’imagine pas que le cheikh Mohieddine est lui-même le poète Ibn Arabi. Ce film, qui dure 3 heures, a été tourné dans 10 pays, dont le Yémen, la Syrie, la Tunisie, les Etats-Unis et la Turquie. J’ai travaillé dessus pendant 4 ans et on y parle en 6 langues. C’est un voyage profond dans l’humanité, présente au coeur du soufisme. Les gens ont cru que le cheikh était vivant. Pourquoi les spectateurs sortaient-ils du film en pleurant? J’ai vu de mes propres yeux un ambassadeur étranger pleurer ainsi qu’une jeune de 18 ans. Cette dernière s’interrogeait : pourquoi sommes-nous dans cet état sordide, alors que nous avons cet héritage? C’est juste­ment ce qui m’a poussé, moi aussi, à retourner aux sources. On se pose la question de savoir pourquoi les gens étaient si touchés par ce cheikh, ses poèmes et son interprétation des noms d’Allah? Aucun cheikh des grandes mosquées de Zaytouna et d’Al-Azhar n’est parvenu à atteindre cette profondeur, même du vivant de Mohieddine Ibn Arabi. Autrefois, un certain prince, je crois Abou-Youssef Bin Yaacoub Al-Mansour Al-Mowaheidi, a dit : « Revenez au Coran et abandonnez tout le reste », y compris la sunna et les diverses écoles islamiques. Cheikh Mohieddine Ibn Arabi est revenu aux sources, toutes les sources. Chez vous, en Egypte, par exemple, l’héritage pharaonique renfermait déjà un brin de la philosophie grecque.

— Que recherchiez-vous à travers votre trilogie du désert : Les Baliseurs du désert (1984), Le Collier perdu de la colombe (1987) et Bab Aziz, le prince qui contemplait son âme (2005) ?

— Dans le désert, il y a des sens latents et patents. Pourquoi le désert ? Car pour moi, il représente la langue arabe. Ni plus ni moins. Par exemple, il paraît que le mot anaqa (élégance) est dérivé du mot naqa (chamelle), et le mot gamal (beauté) du mot guémal (cha­meaux). La langue arabe est la langue des dérivations. Que vous connaissiez le désert ou pas, que vous le considériez comme une référence ou pas, quand vous parlez arabe, vous parlez la langue du désert. C’est le moins que je puisse dire.

— Mais vous donnez parfois l’impression, dans vos interviews, que vous contestez ce fait ?

— Je ne le conteste pas, mais j’essaie de m’en inspirer pour le renouveler, le revisiter. Par exemple, Hassan Fathi n’a pas contesté l’architecture arabe islamique, mais lui a donné un souffle nouveau. Il faut revisiter le patri­moine, parce que nous n’avons pas d’autres solutions. Nous ne pouvons pas vivre dans un environnement où poussent les oliviers et insister à cultiver en suivant la logique conve­nable aux orangers, sinon, ce sera la ruine totale.

— Comment êtes-vous parvenu à atteindre l’équilibre entre la profondeur et la simpli­cité ?

— L’essentiel est d’avoir son propre style de narration, de raconter son histoire qui émane de son for intérieur et non en suivant une structuration apprise à Oxford ou à New York. Il ne s’agit pas de savoir qui est mieux, nous ou ces autres étrangers, mais de comprendre que nous sommes les descendants d’une civi­lisation qui a offert au monde Les Mille et Une Nuits, que nous avons tous lu. Ce texte a façonné l’esprit et les âmes un peu partout. Il a jeté les fondements de la narration et nous sommes par excellence dans l’ère de la narra­tion. Celui qui est capable de raconter une histoire s’avère à même d’attirer les gens. Et celui qui ne possède pas d’histoire à raconter se trouve en dehors de l’Histoire. Si vous fei­gnez votre histoire, c’est comme si vous n’aviez rien raconté.

J’ai tourné A la Recherche des Mille et Une Nuits (1991) il y a plus de 30 ans. La narration émane des tréfonds de soi. Le responsable de la section arabe de la Sorbonne, qui est un grand ami, m’a dit un jour: « Je n’ai jamais vu personne à la recherche de son arabité comme toi ». Et, en effet, je ne recherche pas l’arabité en tant que slogan à afficher, mais en tant que particularité culturelle, un esthétisme, une nostalgie, un sentiment, une manière de penser. L’arabisme est un composant fonda­mental pour que la civilisation demeure vivante.

— Vous tenez absolument à l’importance de la narration dans vos oeuvres. Le rythme chez vous est rapide et la narration furtive. La narration visuelle surtout exige d’être très alerte, contrairement à la narration orale. Comment évitez-vous la lenteur et les répétitions dans vos films ?

— On trouve dans mes films une combinai­son de lenteur et de vitesse à la fois. Parfois, vous pouvez remarquer une lenteur dans le mouvement et une vitesse dans la narration tacite. Quand l’acteur prononce une phrase, il y a trois autres phrases qu’il n’a pas dites. Le spectateur le réalise à chaque fois qu’il regarde le film. Il découvre, à long terme, de nouveaux détails. Impossible d’assimiler tous les détails d’un seul trait. Moi, le narrateur, je dois le tenir en éveil. Le spectateur est libre, mais il faut faire la différence entre un récepteur et un consommateur. Ma cible n’est pas le consom­mateur.

— A quel point tenez-vous à être bien compris ou à ce que le message du conte soit bien compris ?

— Dans Le Collier perdu de la colombe, par exemple, il suffit de suivre le fil de la narration pour comprendre le message. Le film aborde l’amour dans le monde arabe, et non pas le sexe. L’oeuvre a été écrite par Ibn Al-Hazm au Xe siècle. Et voilà, plus de 10 siècles sont passés et nous sommes toujours privés d’amour. C’est quoi cette société? C’est impensable! Ce n’est donc pas le problème de joindre les deux bouts, mais celui qui n’a pas connu l’amour n’a pas vraiment vécu et ne goûtera pas aux plaisirs de la vie. Plus tard, j’ai découvert que l’on se sert du film pour apprendre l’arabe aux étrangers, à New York, en Espagne, en France et en Turquie. Car les personnages du film parlent dans plusieurs dialectes arabes: le calligraphe parle maro­cain, l’enfant en iraqien, d’autres s’expriment en palestinien, etc. Cet amalgame de dialectes, je l’ai perçu comme une expression de l’ara­bité.

— Vous avez une manière très spéciale de traiter les textes. Vous vous en inspirez, sans pour autant en être prisonnier. Ce fut le cas dans Le Collier perdu de la colombe et dans l’adaptation des poèmes d’Ibn Arabi...

— La plupart des cinéastes pensent qu’il faut faire scandale en tournant un film, sinon, ce n’est pas un succès. Moi, je ne fais pas de film que je n’aime pas. Le seul moyen pour moi de faire un film, c’est d’aimer un sujet. Je ne présente que les thèmes que j’aime. Dès l’âge de 12-13 ans, j’ai compris que l’amour est quelque chose de très important. Bab Aziz est un hymne à l’islam, dans un sens peu conventionnel. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de prière, de jeûne et de rituels, mais de l’es­prit de l’islam qui a donné lieu à une civilisa­tion, loin de tout fanatisme. Faire du cinéma n’est ni de la sociologie, ni de l’activisme politique, ni une réforme sociopolitique. Il s’agit plutôt de sauver l’âme collective.

— Ne vous sentez-vous pas dispersé entre le cinéma, le dessin, l’écriture et la sculp­ture ?

— J’échappe à l’un pour aller vers l’autre. Lorsqu’on serre l’étau autour de moi, m’em­pêchant de faire des films, je cherche refuge dans le dessin. Lorsque les sujets politiques ou d’autres s’embrouillent dans ma tête, et que je me sens tiraillé, j’opte pour l’écriture, et ainsi de suite.

— Vous retrouvez-vous dans tous ces genres de la même façon ?

— J’ai réalisé plus de 6000 peintures et dessins en noir et blanc. Pourtant, je n’ai jamais pensé faire partie du marché de l’art plastique. Certains de mes tableaux ont été vendus et je le regrette fort. Car ils sont quelque part dans le monde et n’existent plus pour moi. Le dessin est pour moi une sorte de chronique quotidienne. Plus jeune, je n’écri­vais pas mon journal, mais je le dessinais. C’est l’art le plus proche de mon coeur, car je n’ai besoin ni de parler, ni d’expliquer.

— Vous avez toujours été proie à une tris­tesse profonde …

— Je suis orphelin, j’ai perdu mon père très jeune. Entre 6 et 18 ans, j’ai vécu dans un pen­sionnat. Durant ces temps, l’imagination et la créativité étaient les seuls espaces de liberté dont je disposais. C’est ce qui m’a donné vie. Enfant, je pouvais déjà juger les plus proches. J’ai acquis une certaine nonchalance; ma solitude m’a appris à ne rien attendre des autres.

— Cette tristesse que vous portez en vous est-elle en lien avec le soufisme ?

— Une part de cette tristesse est personnelle, en lien avec mon éthique, mon mode de vie et ma physionomie, et une part est d’ordre plus général, en lien avec l’amour. Celui-ci est une chose commune à tous les êtres. Vous n’allez pas trouver dans mes films de pure tristesse qui n’est pas suivie d’amour. Pourquoi les specta­teurs pleurent-ils en voyant les personnages de mes films pleurer? Est-ce parce que les senti­ments personnels de Nacer Khemir leur sont transmis? Non, c’est parce que j’ai réussi à exprimer la délicatesse des sentiments, au-delà de la détresse sociale.

— Votre travail de réalisateur vous a-t-il permis de vous décharger de cette tristesse ou juste d’y échapper ?

— Je ne cherche pas à y échapper, je sais que je suis condamné et j’accepte ma destinée. J’aurais pu m’intégrer complètement dans la société française et j’en ai les moyens. Mais j’ai choisi délibérément de vivre en exilé. Et le pire, c’est d’être ravagé par ce sentiment d’exil, chez moi, en Tunisie. J’ai perdu les gens que j’aimais, certains sont morts, mais malgré ces pertes, je continue mon petit bon­homme de chemin. Je suis toujours fidèle à l’enfant que j’étais.

— Vous mettez parfois 5 ou 10 ans pour tourner un film. Pourquoi ces longs inter­valles ?

— Ce n’est pas évident de trouver le finan­cement. Il y a plusieurs difficultés concernant la production. J’ai mis dix ans pour trouver l’argent nécessaire pour produire Bab Aziz. J’ai dû dépenser de ma poche 100000 dollars pour achever le film. Donc, je ne gagne pas vrai­ment en faisant du cinéma. Et pour subvenir à mes besoins, j’ai travaillé comme conteur, j’ai raconté les Mille et Une Nuits en plus de 1 000 endroits en Europe.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique