C’est par excellence le roman de 1919. Pas mal de critiques et d’écrivains considèrent ainsi le roman de l’intellectuel de gauche Moustapha Moucharafa, Qantara Allazi Kafar (Qantara qui a perdu la foi), publié pour la première fois en 1967, alors que l’idée trottait dans la tête de son écrivain depuis 30 ou 40 ans. Inspiré de vrais personnages et d’un endroit populaire que fréquentait l’un des disciples et étudiants de Moucharafa, qui est l’auteur nassérien Mohamad Auda, le roman décrit l’effet de la révolution sur une tranche sociale, livrée à son sort, vivant à l’abri des activités politiques qui secouaient le pays, sous mandat britannique. Moucharafa confiait à son disciple : « Tout ce que je peux raconter n’est pas à la hauteur de la réalité. C’est l’histoire de tout un peuple qui a changé, son âme n’est plus la même … Il est en train de renaître. C’est pour cela que j’ai peur … Je crains que cette révolution ne soit résumée en trois lignes dans un livre d’histoire ».
Ecrit en égyptien dialectal, l’oeuvre n’a pas facilement trouvé d’éditeurs. Mais l’auteur voulait faire parler ses personnages dans leur propre langage, et il y a réussi, car ils nous parlent jusqu’à présent. On a l’impression de les connaître quelque part, de les avoir déjà croisés au coin de la rue. Rabaa Al-Attarine est un vieux bâtiment dans le quartier cairote de Abdine, regroupant plusieurs chambres, squattées par des habitants vivant dans la pauvreté. Ces derniers étaient préoccupés par leurs soucis quotidiens, déchirés par leurs contradictions. Ils passaient leurs temps libres à jouer au trictrac, à se chamailler, alors que la ville était ébranlée par les manifestations réclamant l’indépendance du pays.
Le personnage principal, cheikh Abdel-Salam Qantara, est un diplômé de Dar Al-Oloum (école où l’on enseignait les sciences de la langue et de la religion). Il est au chômage depuis plus de 2 ans et rêve de décrocher un poste dans un lycée gouvernemental. Il est prêt à tout pour y arriver et ne se mêle que de ses affaires personnelles, même s’il sympathise avec les partisans du Wafd.
Métamorphoses
D’un coup, vers la deuxième moitié du roman, on assiste à la transformation totale de ce personnage opportuniste, hypocrite, qui n’a rien cependant de répulsif. Il part en France, découvre le socialisme et y adhère, mais surtout de retour en Egypte, il prend part à la révolution, comme la plupart de ses voisins qui rompent avec leur passivité. Deux jeunes étudiants ont incité les habitants de Rabaa Al-Attarine à participer à la vie politique, jouant sur les paradoxes humains, sachant que tous cachent en eux des bons et des méchants. Ceci dit, la révolution a fait sortir le mieux chez ces gens. Des citoyens lambdas et des voyous sont devenus des soldats inconnus, commettant des actes héroïques, connaissant par coeur les discours de Saad Zaghloul, le leader de la nation.
Dans un passage du roman, l’auteur décrit les impressions de Cheikh Qantara, lors d’une rencontre avec ce dernier : « Il a remarqué qu’il avait un beau visage, sensible. Il a baisé sa main, et lorsqu’il s’est penché pour baiser ses pieds, il a catégoriquement refusé, disant : Je veux que tous les Egyptiens soient dignes et fiers d’eux-mêmes. Il avait les yeux pétillants d’intelligence et de témérité, cela se laissait aussi voir à travers sa manière de parler. Il a alors compris pourquoi il était vraiment le leader de la Révolution de 1919 ».
Même après la mort de Saad Zaghloul, les gens ne sont plus les mêmes. La révolution a porté ses fruits et s’est suivie d’une renaissance dans les domaines de l’éducation, du théâtre et des arts en général. Cheikh Qantara ne peut plus tolérer ce qu’il a été avant cette révolution. Il se regarde dans le miroir et décide de mettre fin à sa vie.
Qantara Allazi Kafar (Qantara qui a perdu la foi), et d’autres textes, par Moustapha Moucharafa, éditions Bettana, 2019. PP366.
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