« Arrêtez de tirer en l’air lors des événements heureux. Votre joie a tué la nôtre. Arrêtez cette habitude pour sauver des vies humaines ». Tels sont les slogans d’une campagne lancée par la militante Marwa Qénawi, qui a perdu son fils Youssef Al-Arabi, âgé de 13 ans. En 2017, il a été tué par des tirs de joie lors d’une cérémonie de fiançailles célébrée près de la mosquée Al-Hossari dans la ville du 6 Octobre. Youssef n’est pas la seule victime. Quelques jours auparavant, une jeune étudiante de l’Université du Caire avait aussi été blessée par une balle tirée en l’air lors de la célébration de fiançailles.
Blessé à la tête, Youssef est resté dans le coma durant une dizaine de jours avant de succomber à sa blessure. La mort de son enfant a poussé Marwa à lancer cette campagne contre les tirs de joie, intitulée « Kachkoul Youssef ». Elle comporte deux volets : le premier consiste à mettre en vente un cahier surnommé « Le cahier de Youssef ». Sur la couverture est porté le message de la campagne qui dénonce la coutume de tirer en l’air pour célébrer un événement heureux. Sur l’autre face figure la photo du jeune Youssef tout souriant et plein de vie. « Le cahier de Youssef est vendu à 50 L.E. Le revenu de la vente va financer la production d’un documentaire concernant les victimes de cette coutume », et le deuxième volet de la campagne : « On va faire le tour de l’Egypte, organiser des ateliers de discussion après la projection du film, et ce, dans le but de sensibiliser les gens à la dangerosité de cette coutume, et un jour, la bannir », explique Rozina Isis Nagueh, membre de cette campagne. Quelques centaines de cahiers ont déjà été imprimées et distribuées à l’école de Youssef où sa mère occupe le poste de directrice administrative. « J’ai organisé une journée sportive à l’école et j’en ai profité pour parler aux élèves et à leurs parents de l’objectif de notre campagne, y compris du danger des tirs en l’air avec des armes légères. Les amis et les camarades de mon fils ont acheté le cahier de Youssef et ont même contribué à sa distribution », ajoute Marwa Qénawi, la mère de l’adolescent disparu. La réussite de cette journée sportive a poussé cette maman à demander un entretien avec le ministre de l’Education pour permettre l’organisation d’une telle journée dans d’autres écoles publiques et privées.
Tirer, un symbole d’affirmation
« Le cahier de Youssef » n’est pas la seule initiative dont l’objectif est de mettre fin au phénomène de tirs de joie lors de célébrations.Un groupe formé par de jeunes étudiants Saïdis, originaires de la ville d’Al-Ballina, a aussi lancé une campagne sur les réseaux sociaux intitulée « Celui qui nous aime ne tire pas ». Cette campagne a été lancée après la mort d’un adolescent de quinze ans, suite à des tirs en l’air, lors d’un mariage célébré par ses voisins dans le gouvernorat de Qéna. Et, il y a deux mois, un ouvrier a perdu l’oeil gauche suite à un tir à l’occasion du mariage de son cousin.
Bien qu’il n’existe pas de statistiques réelles sur le nombre de victimes, c’est certainement un phénomène inquiétant, car souvent dans des fiançailles, un mariage, une nomination à un poste par exemple, des tirs en l’air sont effectués et causent des accidents, surtout dans les gouvernorats de la Haute-Egypte. Les victimes peuvent être des proches des mariés ou même un des mariés. Et pourtant, cette coutume perdure. « Elle est considérée comme une démonstration de force, une forme de prestige et de garantie d’un statut social. Personnellement, je n’arrête jamais de tirer en l’air lors d’un événement heureux, mais je sais comment le faire sans causer de victimes », lance avec fierté Khamis Abou-Laban. Il ajoute que s’il y a des victimes ou des blessés, c’est bien parce que le tireur est maladroit : « Et si quelqu’un trouve la mort, c’est son destin. On n’y peut rien. C’est le maktoub ».
La façon de voir les choses de ce quinquagénaire, originaire d’Assiout, résume ce raisonnement bien répandu en Haute-Egypte. Et comme les familles dans cette région détestent recourir aux autorités, elles préfèrent résoudre leurs problèmes au sein de leur communauté. Ou via les règles de la religion musulmane, où l’auteur du tir doit dédommager la famille de la victime dans les cas de mort accidentelle. Le plus souvent, les familles des victimes préfèrent cette solution plutôt que d’avoir recours à la loi. Ceci rend encore plus difficile toute tentative de lutter contre le phénomène.
Des habitudes trop ancrées
Au Caire aussi et dans les villes du Delta, le phénomène existe. Et suite au chaos qui a régné après la révolution du 25 janvier 2011, une période durant laquelle le port illégal d’arme s’est répandu, la pratique de cette coutume est devenue une démonstration de force. Changer cette conception à travers un documentaire suivi de débats tient de l’impossible, souligne la sociologue Nadia Radwane. Selon elle, l’appartenance à des clans familiaux et la conviction que c’est le maktoub, c’est-à-dire le destin, rendent difficile toute tentative de bannir cette pratique.
Marwa Qénawi a publié sur sa page Facebook un incident où l’indifférence envers les victimes des tirs en l’air semble évidente. « Lors d’une récente excursion dans la réserve de Wadi Dégla, j’ai rencontré une famille dont les enfants ont sorti des pistolets et ont commencé à jouer avec. J’ai été choquée. J’ai couru pour leur expliquer le danger de jouer avec des armes à feu et leur dire que j’avais perdu mon fils suite à un incident pareil. Malheureusement, la famille est restée indifférente à mes arguments », raconte Marwa Qénawi. Déçue et frustrée, elle a posté une photo selfie d’un enfant tenant une arme dirigée vers lui. « L’effort de cette mère est bien louable mais n’aura aucun effet », poursuit la sociologue Nadia Radwane. Elle estime que la seule solution pour contrer un phénomène aussi ancré dans la société est de s’attaquer aux racines du mal. « Il est absolument nécessaire d’appliquer la loi et de durcir les pénalités concernant le port d’arme illégal n’importe où et à n’importe quel moment. Il ne faut pas rester les bras croisés face à un tel phénomène et au comportement de certaines familles et de leurs clans », ajoute-t-elle avec fermeté. Un avis partagé par l’expert sécuritaire et membre de la commission de défense au parlement, Khaled Okacha. « Suite à une mort accidentelle, l’auteur des tirs est condamné à un an de prison et doit payer une amende de 5 000 L.E. destinée à la famille de la victime », précise Okacha. Pour lui, la loi n’est pas assez sévère et incite les gens à continuer à pratiquer cette coutume. En cas de dénonciation, il n’y a pas de peines sévères. « Durcir la loi est le premier pas à faire pour contrer ce phénomène », conclut Khaled Okacha.
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