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Au-delà de la construction du canal

Dina Kabil, Mercredi, 14 novembre 2018

A l'occasion du 150e anniversaire du Canal de Suez, l’Université du Caire a accueilli un dialogue ouvert sur les « Imaginaires du Canal de Suez ». Compte rendu.

Rania Fathy et Daniel Lançon lors du colloque.
Rania Fathy et Daniel Lançon lors du colloque.

La tenue du colloque international « Imaginaires du Canal de Suez » à l’Université du Caire, la semaine dernière, est un succès à plusieurs niveaux. S’inscrivant dans le cadre des célébrations du 150e anniversaire de l’inauguration du Canal de Suez, le 2 novembre 1869, le colloque a ouvert le dialogue autour du « rêve » lointain d’une voie maritime entre deux mers, la Méditerranée et la mer Rouge. Ce dialogue, auquel ont pris part des chercheurs et des spécialistes venant des universités égyptiennes, françaises et canadiennes, tourne autour de la littérature et l’art, la pensée et l’idéologie, le mythe et l’Histoire, d’où le second titre de ce colloque international « Représentations littéraires et culturelles ».

Le Canal de Suez est indubitablement l’isthme qui a changé la cartographie du monde. Le 30 novembre 1854, Ferdinand de Lesseps obtient du vice-roi d’Egypte la concession de la zone du canal pour une durée de 99 ans et, le 19 mai 1855, il fonde la Compagnie universelle du Canal de Suez, qui dirigera les travaux de construction de cet ouvrage entre 1859 et 1869. Le Canal de Suez, pour lequel des centaines d’ouvriers ont payé leur vie, a été l’objet de convoitises de la part des colonisateurs.

Comme l’explique Rania Fathy, professeure de littérature française et comparée et chef du Département de Langue et Littérature Françaises (DLLF) à l’Université du Caire: « De par la nature même du canal en tant que passage à l’intersection de deux mondes, les représentations dont le canal a fait l’objet sont polymorphes. Dans l’imaginaire occidental, le Canal de Suez est surtout lié à la force et à la puissance, aux prouesses techniques, au pouvoir des sciences, à cette victoire de l’homme sur la nature et au mariage entre l’Orient et l’Occident ».

Mais Fathy explique que cette image est tronquée si elle n’est pas éclairée par une autre perspective égyptienne, cette fois, peut-être moins visible, mais non moins marquante. « Pour l’Egypte, le canal a une profonde valeur symbolique. Le canal, c’est effectivement toutes les images élaborées par l’Occident, mais aussi la corvée, c’est aussi ces milliers, ces centaines ou même ces dizaines — peu importe le nombre— de paysans qui ont péri dans d’effroyables conditions de travail non rémunéré », avance-t-elle.

L’équipe du colloque « Imaginaires du Canal de Suez », travail coordonné par deux éminentes personnalités : Randa Sabry (Université du Caire) et Sarga Moussa (CNRS, Université Sorbonne Nouvelle), accompagnées du groupe de recherches sur la littérature de voyage, a déjà été invitée à une exposition et une rencontre organisées à l’Institut du monde arabe à Paris en mars dernier (voir l’entretien avec Randa Sabry). Sous le titre « L’épopée du Canal de Suez », les interventions de cette rencontre ont fait l’objet d’un livre portant ce même titre en deux versions, arabe et française, aux éditions Gallimard.

L’épopée de la lutte pour la liberté

Que ce soit l’histoire lointaine du canal qui remonte à 2000 ans av. J.-C. ou son histoire moderne (depuis la naissance de l’idée en 1858), « c’est une épopée, un long parcours de lutte pour la liberté et la libération », explique Rania Fathy dans son étude sur l’histoire conflictuelle du canal et sa représentation chez Ghitani et Abnoudi. Le credo de ce colloque est de creuser l’idée des représentations en parallèle, à travers la littérature et l’art des mots et des images dans l’imaginaire occidental aussi bien que dans l’imaginaire égyptien.

Les interventions de ce colloque se distinguent par une volonté, ouverte et appliquée, de sortir du discours dominant et d'aller au-delà de l’utopie de la rencontre de la mer Rouge et la Méditerranée. Ainsi, Randa Sabry creuse dans les mémoires de Nubar pacha, l’homme du pouvoir, ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises ou président du Conseil des ministres, qui était cependant opposé au percement de l’isthme, voyant dans ce projet « la perte de l’Egypte » et un danger pour l’indépendance de l’Egypte.

Salma Moubarak, professeure au DLLF de l’Université du Caire, s’est attardée sur l’imaginaire de Port-Saïd dans le cinéma égyptien, lié au Canal de Suez, et comment les représentations de cette ville-port forment son identité propre. Sarga Moussa tombe sur une trouvaille du quotidien français satirique Le Charivari, fondé en 1832, de tendance républicaine et anticléricale tout au long du XIXe siècle. En suivant et en analysant ses caricatures, Moussa relève les tendances critiques vis-à-vis de la construction du Canal de Suez.

La France de 1859 se moque de la « Suezomanie » qui a atteint De Lesseps. Dans l’intéressant papier présenté par Daniel Lançon, Université de Grenoble Alpes, le chercheur creuse dans la dimension religieuse peu connue de la propagande de De Lesseps lors de la construction du canal. Dans son étude intitulée « Réinvention d’une géographie sacrée de l’isthme », Lançon souligne comment De Lesseps, ce fervent catholique, savait que pour atteindre son objectif, il devrait obtenir l’assentiment de toutes les autorités religieuses d’Egypte à majorité musulmane. « Avec habileté, il plaide pour la continuité entre les héritages des religions du livre », avance-t-il à propos de De Lesseps qui a employé la religion dans son projet de construction du canal.

Les exemples d’études sont nombreux, ils feront l’objet d’un ouvrage qui les regroupe tous et aura le privilège de toucher aux zones occultées.

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