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Le modèle turc est-il en train de vaciller ?

Chaïmaa Abdel-Hamid, Mardi, 11 juin 2013

La révolte qui secoue la Turquie depuis dix jours alimente des interrogations sur le statut démocratique de ce pays érigé en exemple par les pays du Printemps arabe.

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« Nous restons patients, nous sommes toujours patients, mais notre patience a des limites. Nous ne rendrons pas de comptes à des groupes marginaux, mais devant la nation (...) La nation nous a amenés au pouvoir et c’est elle seule qui nous en sortira », c’est en ces mots que le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan s’est adressé à des milliers de partisans à son arrivée à l’aéroport d’Ankara. Un ton sévère et ferme, voire arrogant selon certains. Il a certes admis que la police avait fait un usage disproportionné de la force, mais il a surtout déclaré que la contestation devait « cesser sur-le-champ ». Mais le premier ministre turc ne s’est pas arrêté là. Il a clamé qu’il pourrait faire descendre dans la rue dix fois plus de personnes que les oppo­sants, puis a qualifié ceux-ci de « pillards » et « d’extrémistes », tout en revendiquant la légitimité des urnes ... Des déclarations qui n’ont eu pour effet que de renforcer la colère et la détermina­tion des opposants de poursuivre leurs manifestations qui ont éclaté voilà une dizaine de jours. Une grogne populaire qui pose des interrogations dans ce pays qui a pourtant connu ces der­nières années un miracle économique que beaucoup lui envient. De plus, le parti au pouvoir, l’AKP, qui a obtenu pratiquement 50 % des voix lors des dernières législatives, est applaudi dans les forums internationaux, et semblait en passe de régler le plus épineux dossier politique : la question kurde.

Tout avait commencé le 31 mai dernier avec un simple sit-in de quelques dizaines de manifestants écologistes opposés à la des­truction d’un parc vert au centre d’Istanbul. Le parc de Gezi (la promenade) est voué à disparaître dans un projet d’aménagement urbain du centre « moderne » d’Istanbul, adopté sans concerta­tion. En dépit du caractère pacifique des protestations, la police n’a pas hésité à recourir à la violence pour les déloger. L’onde de choc s’est propagée dans l’ensemble du pays. Désormais, ce sont des milliers de manifestants qui ciblent le premier ministre isla­miste Recep Tayyip Erdogan, sa gestion autoritaire du pouvoir et sa politique conservatrice basée sur la religion.

A chaque révolte ses causes

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Ainsi, la question de l’aménagement de la place, qui a déclen­ché les manifestations au départ, se transforme en une mobilisa­tion contre les politiques du régime turc. Mais ce n’est sûrement pas l’affaire du parc qui a soulevé cette colère populaire qui a touché Istanbul, Ankara, Izmir et des dizaines d’autres villes, en quelques jours. Il s’agit d’une longue accumulation de faits qui, avec le temps, a donné lieu à cette révolte. Comme le soulignent certains penseurs turcs, « l’islamisme modéré » du gouvernement turc est, en fait, une marche lente mais constante et désirée vers la régression théocratique, conjuguée à un libéralisme écono­mique : l’interdiction de la vente d’alcool, la multiplication des voiles dans l’espace public, la réintroduction de la religion dans la politique et les atteintes à la liberté d’expression. La Turquie occupe actuellement la 138e place sur 178 dans le classement des pays qui respectent la liberté d’expression (voir page 4). Tous ces indices sont des signes frappants de l’islamisation en cours : un processus qui recueille une adhésion dans des milieux ruraux et populaires, où la charia reste souvent un idéal à atteindre.

Une situation alarmante qui met sûrement Erdogan dans une position de plus en plus délicate. D’ailleurs, à plusieurs reprises depuis le début de la crise, les deux autres piliers de l’AKP, le président Abdullah Gül et le vice-premier ministre Bülent Arinç ont paru plus conciliateurs avec les manifestants. Les deux hommes, tentant de calmer la situation, ont eu un entretien remar­qué après le départ d’Erdogan pour sa tournée au Maghreb, à l’issue duquel Bülent Arinç a présenté ses excuses pour la répres­sion policière excessive. Quant à Abdullah Gül, pressenti pour échanger son poste avec Erdogan à la fin du mandat de ce dernier en septembre 2014, il a déclaré que « la contestation pacifique fait partie de la démocratie ». Dès 2014, le président sera élu pour la première fois au suffrage universel. La nouvelle fonction présidentielle concentrera alors la majorité des pouvoirs, au détri­ment du premier ministre. Ce nouveau système pourrait per­mettre à Erdogan de se maintenir à la tête du pays jusqu’en 2023, comme il l’a d’ailleurs souhaité en septembre 2012 à l’occasion de sa réélection à la tête de l’AKP.

Des raisons multiples

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Pour le politologue Moustafa Al-Labbad, les raisons de cette révolte sont peut-être multiples, mais il faut reconnaître que dans le fond, « la crise se concentre entre l’AKP d’une part et les autres partis de l’opposition fragmentée qui tentent de secouer la rue turque de l’autre. Ceux-ci trouvent dans ces manifestations une occasion pour rattraper ce qu’ils ont raté pendant les der­nières élections législatives en 2012 ».

La comparaison s’impose : assistons-nous à une autre vague de révoltes comme celle qui a frappé les pays arabes il y a deux ans ? La Turquie se trouve-t-elle à la veille d’un « Printemps turc » ?

Le politologue Mohamad Abdel-Qader, spécialiste de la Turquie au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, estime qu’il serait prématuré de parler d’un Printemps turc. « Les manifestations en Turquie sont différentes de celles qui ont éclaté dans les pays arabes. Ici, les revendica­tions sont limitées et ce n’est pas le régime en tant que tel qui est visé », précise le chercheur. Et d’ajouter : « En aucun cas, on ne peut parler de l’échec du régime turc ».

Au pouvoir depuis novembre 2002, le gouvernement AKP a déjà une longévité record depuis Adnan Menderes dans les années 1950. Déchirée par des coalitions instables et des gouver­nements éphémères, la Turquie a enfin pu sous ce régime réaliser une stabilité politique et économique. Sur le plan régional, l’éco­nomie turque, en faillite en 2001, est devenue, dix ans plus tard, la 16e économie mondiale, faisant son entrée dans le G20. Le premier ministre vise le « top 10 » d’ici 2023 (voir page 5). Malgré ce succès, Al-Labbad souligne que « bien que le taux de croissance soit élevé, la justice sociale reste toujours absente. Les classes populaires ne sentent pas les bénéfices de cette crois­sance. Les chanceux restent toujours les hommes d’affaires proches du régime ».

Mais il faudra aussi reconnaître que le mode de gestion autori­taire du premier ministre est son principal point faible. D’un tempérament ombrageux, le premier ministre gouverne à coups de diatribes et de menaces contre ses opposants et ceux qui osent le critiquer. Les journalistes en payent régulièrement les frais.

Le modèle turc est-il une imposture ?

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Abdel-Qader explique que, bien que les manifestations soient fortes en Turquie, on ne peut pas parler d’une dictature. « La Turquie a, en effet, quelques restrictions sévères sur les médias, mais en tant que régime et gouvernement, on ne peut pas dire que c’est une dictature ».

Tant d’événements qui alimentent des interrogations sur la Turquie en tant que modèle à suivre pour les pays du Printemps arabe. Pour le rappeler, la Turquie a été érigée en exemple par les partis islamistes qui, à Tunis ou au Caire, ont remporté les pre­mières élections démocratiques issues du Printemps arabe. Sa pluralité politique, couplée à sa saisissante réussite économique, sans pour autant renier ses fondements islamiques, a été vantée partout dans le monde arabe, pour ainsi prouver à quiconque doutait que l’islam est compatible avec la démocratie. Mais selon l’opposition, la répression démesurée qui s’abat depuis vendredi sur les manifestants ternit sans conteste le succès de ce qui a été appelé le modèle turc. « La répression violente en cours en Turquie est une preuve de l’échec des islamistes, alors même que l’Occident a souvent présenté le gouvernement d’Ankara comme le modèle de l’islam démocratique », a déclaré le leader du parti de gauche tunisien, Hamma Hammami.

Abdel-Qader voit la question d’un oeil différent. « A mon avis, le régime turc n’a pas perdu cette qualification. Il reste toujours un exemple à suivre pour ces nouveaux régimes. Au moins ici, il a pu réaliser un succès politique et économique qui a donné à la Turquie un rang mondial distingué », dit-il.

Il faut le dire : avec une opposition fragmentée sans leader charismatique, la voie demeure cependant libre pour Erdogan. Donc, pas de menace concernant le maintien du premier ministre à son poste, car il n’y a aucune personnalité en mesure de contester sérieusement son autorité et aucune opposition structurée en face de lui. Mais la question de son avenir poli­tique se posera bientôt, puisque la Constitution ne lui permet pas de rester à la tête du gouvernement au-delà de 2015. « Il faut absolument qu’Erdogan tente de désamorcer la crise. Il est capable de le faire. La situation reste jusque-là contrôlable », conclut le politologue.

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