En catimini, le département d’Etat américain a approuvé le mois dernier l’aide militaire à l’Egypte. L’annonce en a été faite seulement vendredi dernier, 7 juin. L’Administration de Barack Obama a ainsi évité un débat public qui lui serait embarrassant sur son soutien au nouveau régime politique en Egypte, tenu par les Frères musulmans.
Le secrétaire d’Etat, John Kerry, a usé de la dérogation que lui accorde la loi pour reconduire l’assistance militaire, malgré les inquiétudes de Washington sur les politiques du nouveau régime égyptien envers l’établissement d’une vraie démocratie et le respect des libertés fondamentales et des droits de l’homme.
Le 9 mai, il a adressé au Congrès un mémorandum l’informant de sa décision de renouveler 1,3 milliard de dollars d’assistance militaire annuelle à l’Egypte, invoquant l’impératif de protéger des intérêts essentiels des Etats-Unis au Moyen-Orient, à savoir le passage de leurs navires de guerre dans le Canal de Suez, nécessaire à la protection de la riche région pétrolière du Golfe contre les menaces de l’Iran, la protection des frontières avec Israël d’éventuelles infiltrations de militants islamistes et d’armes, ce qui renforce la sécurité de l’Etat hébreu devant les menaces des extrémistes islamistes dans la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï.
Après la chute du régime de Hosni Moubarak, le Congrès a adopté une nouvelle loi, présentée par le sénateur démocrate Patrick Leahy, conditionnant l’octroi de l’aide américaine à l’Egypte au progrès vers une transition démocratique, y compris la tenue d’élections libres et transparentes et le respect des libertés d’expression, d’association et de culte.
La même loi autorise cependant l’Administration américaine à outrepasser ces conditions si elle le juge dans l’intérêt des Etats-Unis. Elle doit toutefois présenter au Congrès des justifications détaillées. Mais contrairement à ce qui s’est passé l’année dernière, où l’ancienne secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, avait justifié publiquement sa décision de ne pas passer par le Congrès, Kerry a préféré la discrétion et a évité tout débat public sur la question. La raison est que la Maison Blanche est de plus en plus embarrassée par son « alliance » inconfortable avec l’Egypte sous les Frères musulmans. L’une des preuves en est que le président Obama évite soigneusement jusqu’ici de rencontrer le président Mohamad Morsi.
Kerry a d’ailleurs souligné dans son mémorandum envoyé au Congrès que, malgré quelques progrès démocratiques, le gouvernement égyptien a failli à remplir les conditions stipulées par la nouvelle loi. Le récent jugement rendu le 3 juin par une cour égyptienne, inculpant 43 membres d’ONG, dont 16 Américains, de financement illicite, ne devrait pas arranger les choses pour l’Administration Obama devant le Congrès, dont plusieurs membres appellent à une révision des règles régissant l’octroi de l’aide militaire et économique à l’Egypte. Ceux-ci ainsi que plusieurs analystes américains estiment que la politique américaine en la matière n’a pas changé depuis la chute de Moubarak. Quand celui-ci était encore aux commandes, les Etats-Unis le critiquaient de temps à autre pour sa politique antidémocratique et ses abus de pouvoir, tout en poursuivant leur aide militaire et économique.
Mais face aux inquiétudes que pose l’arrivée d’islamistes au pouvoir en Egypte en matière de démocratie, de droits de l’homme et de politique étrangère, on observe chez l’Administration américaine, qui s’emploie coûte que coûte à maintenir « l’allié égyptien », une tendance à séparer la façon dont les aides militaire et économique à l’Egypte sont gérées. Cette politique était déjà en place sous les anciennes Administrations, mais elle a acquis une importance particulière et a pris une nouvelle dimension depuis l’arrivée de la confrérie au pouvoir. Il est clair à ce stade que l’assistance à l’armée égyptienne constitue le pilier de la présence et de l’influence américaine en Egypte. Ceci était déjà le cas à l’époque de Sadate, mais l’est encore plus aujourd’hui. Ainsi, le montant de l’aide militaire a rapidement grimpé depuis la signature du traité de paix avec Israël en 1979 pour atteindre 1,3 milliard de dollars en 1987. Depuis, elle s’est maintenue à ce niveau jusqu’à aujourd’hui. L’explication à cette constance est simple : les Etats-Unis tiennent à préserver leurs liens étroits, voire leur « alliance », avec les militaires en Egypte, qui jouent un rôle primordial, non seulement pour le maintien de la paix avec Israël et combattre l’extrémisme et le terrorisme islamiste dans le Sinaï, mais aussi pour leur rôle global dans la vie politique en Egypte.
Depuis la chute de la monarchie en 1952, tous les présidents d’Egypte, sauf Mohamad Morsi, venaient des rangs de l’armée. Après le renversement de Moubarak en février 2011, c’est l’armée qui a tenu le pouvoir intérimaire pendant un an et demi. Et même après l’investiture le 30 juin du premier président démocratiquement élu, un possible retour de l’armée aux affaires n’est pas totalement exclu, étant donné la désaffection populaire croissante vis-à-vis des Frères musulmans et les énormes difficultés que rencontre le pays dans sa période de transition.
Les Etats-Unis ne s’y sont pas trompés : dans sa note au Congrès le 9 mai, John Kerry a souligné, pour justifier la reconduction de l’aide militaire, qu’un fort partenariat sécuritaire avec l’Egypte, basé sur l’assistance militaire, maintient un canal de communication crucial avec le commandement de l’armée égyptienne, qui est un « faiseur d’opinion clé dans le pays ». Ainsi, Washington semble traiter avec l’armée égyptienne, en ce temps de transition et d’instabilité politiques, comme une entité ou un acteur séparé du reste de l’Etat, qui a ses propres intérêts à préserver, indépendamment de la force politique qui détient officiellement le pouvoir. Les Etats-Unis estiment ainsi pouvoir compter sur leurs fortes relations, via leur assistance militaire, avec l’armée égyptienne pour maintenir leur présence en Egypte et préserver leurs intérêts dans la région.
Quant à l’aide économique, elle n’a cessé de baisser en importance de 815 millions de dollars en 1998 à 250 millions dès 2009 et jusqu’en 2012. Après la chute de Moubarak, le président Obama a promis à l’Egypte en mai 2011 — bien avant l’arrivée de la confrérie au pouvoir — un milliard de dollars d’effacement de dettes contractées auprès de Washington. Une première tranche de 450 millions de dollars a été cependant suspendue par le Congrès fin septembre 2012 — malgré l’opposition de l’Administration — après les manifestations hostiles aux Etats-Unis qui ont éclaté devant l’ambassade américaine le 11 septembre. Mais John Kerry a annoncé début mars, lors de sa première visite en Egypte, en tant que secrétaire d’Etat, le déblocage de 190 millions de dollars de cette somme. Le reste de cette aide devrait encore faire l’objet de tractations avec le Congrès, insatisfait et inquiet des politiques du nouveau régime en Egypte. Ainsi, seule l’aide économique a fait jusqu’ici l’objet de réelles pressions américaines et devrait continuer à l’être tant que les inquiétudes américaines persistent sur les politiques suivies par Le Caire.
Ce qui précède montre que l’Administration américaine, dans sa quête de maintenir « l’allié » égyptien, se trouve acculée à user de la « carotte » plutôt que du « bâton », inciter plutôt que punir. Les Etats-Unis craignent avant tout que l’arrêt de leur assistance militaire et économique ne contribue à l’effondrement de l’Etat et à répandre l’instabilité et le désordre, voire le chaos, en Egypte, un pays trop important pour les intérêts américains pour qu’il soit abandonné à son sort.
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