Al-Ahram Hebdo : La France et l’Egypte sont deux partenaires stratégiques. Les visites présidentielles ont été régulières au cours des deux dernières années. Quelles sont les perspectives de coopération entre les deux pays au cours de la prochaine période ?
Jérôme Baconin : Tout d’abord, je pense que ces visites à haut niveau vont continuer et servir d’accélérateur pour la coopération économique entre nos deux pays. J’ai eu la chance de participer à la visite du président Abdel-Fattah Al-Sissi à Paris en octobre 2017. J’ai pu ainsi mesurer l’amitié qui unissait nos deux pays, l’ampleur des liens économiques, culturels et historiques qui nous rapprochaient. Ces liens, il nous appartient de les faire fructifier, et que cette amitié se traduise en acte.
Quelles perspectives de coopération entre nos deux pays dans le domaine économique ? Nous allons continuer d’investir dans les secteurs où nous avons développé une coopération économique depuis de nombreuses années avec des entreprises françaises bien installées et dont la compétence et la légitimité sont reconnues : les transports par exemple (Vinci, Bouygues, Alstom, Colas rail, Thalès, ETF, TSO) en continuant ce qui a été commencé sur le métro du Caire (nous voulons en particulier achever la ligne 3), en nous intéressant aussi au projet de Ligne grande vitesse. Nous voulons aussi continuer dans le domaine de la ville durable à proposer des solutions qui permettent à la ville égyptienne d’être moins polluée et de mieux fonctionner : dans le domaine du transport urbain (nous avons par exemple engagé, sur financement du Trésor français, un projet d’étude pour la ville de Mansoura avec les entreprises Systra et Egis, nous nous intéressons aussi à la Nouvelle Capitale), dans celui de la ville connectée, la « Smart City », qui intéresse plusieurs entreprises françaises (Thalès, Orange, Schneider Electric). Toujours liés à la ville durable, l’eau et le traitement des déchets nous intéressent et nous suivons de près les initiatives dans ce domaine que prépare le ministère de l’Environnement : plusieurs entreprises françaises implantées en Egypte sont, en effet, très performantes dans le secteur des déchets : Geocyle, Suez, Veolia.
Dans des secteurs plus prospectifs, nous voulons faire mieux connaître aux entreprises françaises la Zone économique du Canal de Suez, avec laquelle nous voulons lancer plusieurs opérations de promotion.
Un secteur plus nouveau nous intéresse aussi, celui de la santé. Ce secteur est bien représenté par plusieurs entreprises françaises installées en Egypte (Sanofi, Servier, L’Oréal, Air Liquide, Veolia Water, Danone Nutrition, Axa Assurance). Des réformes importantes sont en cours, comme celle de l’assurance-santé universelle devant permettre l’accès aux soins de tous les Egyptiens. Le président Sissi a fait de la santé une priorité pour son second mandat, nous pensons aussi que c’est un secteur très important pour l’Egypte et les Egyptiens : la France a décidé de soutenir l’action de l’Egypte dans ce domaine en mobilisant des financements de l’Agence Française de Développement (AFD) (30 millions d’euros pour la santé primaire dans plusieurs gouvernorats, 60 millions d’euros en soutien de la réforme de l’assurance-santé universelle). Nous étudions aussi une demande de financement pour la fourniture d’hôpitaux mobiles devant desservir les endroits les plus reculés du pays. Nous envisageons l’organisation cet automne d’un forum économique de la santé en partenariat avec Al-Ahram Hebdo.
Comme vous le voyez, les pistes de coopération ne manquent pas dans le domaine économique, à la fois pour renforcer nos liens économiques avec l’Egypte, mais aussi pour soutenir les grands projets et priorités du pays !
— Vous êtes arrivé en Egypte il y a presque deux ans, à un moment où la situation économique était très difficile, quelle est votre perception actuellement ?
— Je me rappelle très bien quand je suis arrivé en septembre 2016 : j’ai découvert un pays dont l’économie était quasiment à l’arrêt. Le gouvernement égyptien a dû prendre des mesures difficiles et courageuses pour redresser la situation, dont la plus importante a été sans doute celle de laisser flotter la devise nationale. Parallèlement s’est engagé un processus de consolidation budgétaire avec comme objectif l’élimination des subventions au secteur de l’énergie : électricité et carburant. S’en sont suivies des hausses des prix de l’électricité et des carburants. Ces réformes ont eu un coût social, atténué par l’adoption de paquets sociaux (les programmes Takafol wa Karama notamment) en faveur des populations les plus défavorisées. Certes, l’inflation a connu une hausse avec un pic à plus de 33% à l’été 2017, mais force est de constater qu’aujourd’hui, l’inflation est en baisse notable. Comme si le choc de ces mesures avait été en grande partie absorbé. Le FMI ne s’y est pas trompé. Après 3 revues, il considère que le programme de réforme mis en oeuvre par l’Egypte est un véritable succès. L’Egypte va devenir un exemple à suivre.
Quel est le résultat après presque deux ans ? L’Egypte est revenue sur les marchés financiers et a pu procéder à 3 émissions obligataires en dollar et une en euro : à chaque fois, la demande a été largement supérieure à l’offre. La confiance en l’Egypte est revenue. Les devises fortes étrangères qui avaient disparu du secteur bancaire tandis que se développait un marché noir spéculatif sont revenues dans le circuit bancaire et le marché noir a disparu ; la monnaie est désormais plus stable qu’elle ne l’était du temps du taux de change fixe (mais fictif).
Aujourd’hui, je parle à mes interlocuteurs du miracle égyptien. Mais le mot miracle est mal choisi : il n’y a pas eu de miracle, il y a eu prise de conscience que les choses devaient changer et l’engagement d’un programme de réformes ambitieux qui a fait que ce changement est devenu réalité.
— L’Egypte a traversé une crise économique difficile, mais le gouvernement a entrepris une série de réformes économiques, symbolisées par le flottement de la livre égyptienne, la baisse des subventions à l’énergie et l’imposition de la TVA. Comment jugez-vous ces réformes ?
— Il ne m’appartient pas de juger les réformes d’un pays tiers. Je peux juste constater les résultats, que j’ai d’ailleurs décrits en réponse à votre question précédente. Votre président a qualifié ces réformes de nécessaires et inéluctables : je ne peux qu’abonder dans son sens. Demandez-vous surtout ce que serait devenu le pays sans ces réformes ? Ce que j’apprécie, ce ne sont pas tant les réformes qui sont menées que ce délicat équilibre, qui est maintenu entre réformes et mesures sociales pour en limiter l’impact sur les plus vulnérables. On l’a encore vu lors de la dernière vague de hausses des prix de l’eau, de l’électricité ou des carburants, qui ont été accompagnées d’un paquet social important.
— Une visite du président français est prévue à la fin d’année en cours. Y aurait-il des visites de délégations économiques avant ?
— Sans que nous ayons encore de date officielle, effectivement, lors de sa visite le 29 avril dernier, le ministre Le Drian a confirmé que le président Macron se rendrait en Egypte avant la fin de l’année. Ce sera évidemment un moment fort de notre relation bilatérale.
Pour ce qui est de la visite de délégations économiques, je ne sais pas exactement à quoi vous faites allusion, mais nous en avons déjà eu beaucoup depuis deux ans : le ministre du Commerce extérieur du précédent gouvernement, 3 visites de délégations d’entreprises du MEDEF (ndlr : Mouvement des entreprises de France), 2 sur le thème de la ville durable, une sur celui de l’économie numérique, nous avons eu une conférence économique sur l’Egypte au Sénat français en février 2017 et une autre à l’Institut du monde arabe le 26 juin 2018, par ailleurs, à Paris, au siège du MEDEF sont organisées régulièrement des rencontres consacrées à l’Egypte. Enfin, n’oubliez pas nos forums économiques organisés depuis deux ans en partenariat avec Al-Ahram Hebdo : sur les investissements français en 2016, sur la ville durable en 2017, et celui sur l’économie de la santé que nous projetons cet automne. L’Egypte suscite l’intérêt. Ces rencontres sont importantes pour mieux comprendre l’évolution de la situation économique, ensuite, pour mieux identifier les opportunités d’affaires et d’investissement dans ce nouveau contexte. Dans les mois à venir, nous voulons continuer nos efforts de promotion de l’Egypte comme terre de business : une nouvelle visite d’une délégation du MEDEF est envisagée, une conférence sur la Zone économique du Canal de Suez destinée aux entreprises est aussi prévue.
— La balance commerciale entre les deux pays a-t-elle enregistré une hausse au cours de l’année dernière ?
— Malgré la forte dépréciation de la livre égyptienne fin 2016, et donc le surenchérissement du coût des importations, nos échanges avec l’Egypte ont crû en 2017. Le volume des échanges dans les deux sens s’est élevé à 2,5 milliards d’euros, en croissance de près de 22 % par rapport à l’année précédente. Le courant d’échange entre nos deux pays reste donc vigoureux. Le bilan de ces échanges reste favorable à la France, avec des exportations vers l’Egypte totalisant 1,9 milliard d’euros, alors que nos importations depuis l’Egypte ne se sont élevées qu’à 617 millions d’euros. Notre solde est donc excédentaire à hauteur de 1,2 milliard d’euros. Si nos exportations vers l’Egypte ont progressé d’une année à l’autre de 20 %, il est à noter que nos importations depuis l’Egypte sont aussi en hausse de 25 %.
— Les entreprises françaises en Egypte ont-elles témoigné d’une amélioration de l’environnement des affaires suite au programme de réforme ?
— En effet, une grande partie du programme de réforme a porté sur l’adoption de mesures favorables aux entreprises, telles que la loi sur les investissements, celle sur les licences industrielles, ou celle sur les faillites, pour n’en citer que quelquesunes. Incontestablement, elles contribuent à une amélioration du climat des affaires. Mais, et vous le savez, une loi ne fait pas tout, c’est la manière dont elle est appliquée qui détermine le climat des affaires. Or, les entreprises se plaignent souvent d’une trop grande bureaucratie qui pèse sur leurs activités. A cet égard, je sais que le ministère des investissements a pris des mesures pour assouplir les procédures : des mesures qui vont dans le bon sens. Pour autant, il est difficile de se fonder sur quelques témoignages pour en tirer une conclusion générale. La Chambre de Commerce et d’Industrie Française en Egypte (CCIFE), en association avec la Chambre germanoarabe, va procéder à un sondage régulier auprès de ses membres égyptiens et étrangers. Cela permettra d’avoir une vision plus objective du ressenti des entreprises et de mieux identifier les points de blocage et pistes d’amélioration à proposer.
— Quels sont les défis qui demeurent encore sur le marché égyptien concernant les affaires ?
— Je pense que l’Egypte doit mieux aider les PME à se développer, à devenir des acteurs du développement économique du pays. Certes, les grands groupes sont visibles, mais ceux qui créent des emplois, ceux qui développent l’activité économique d’un pays, et toutes les études le prouvent, ce sont avant tout les PME. Un autre défi que je vois, c’est celui du travail des femmes : le taux de travail des femmes est encore insuffisant. Le nouveau gouvernement dirigé par M. Moustapha Madbouli a montré la voie : avec 8 ministres femmes, c’est le gouvernement le plus féminin d’Egypte. Les entreprises doivent pouvoir suivre cet exemple ! A cet égard, je voudrais souligner le remarquable travail de la société L’Oréal pour promouvoir la femme scientifique égyptienne. De manière plus banale, j’ajouterais que l’allégement de certaines procédures, la numérisation des procédures douanières et fiscales font partie des mesures encore attendues par les acteurs économiques.
— Est-ce qu’il y a eu de nouveaux investissements ou de nouvelles expansions sur le marché égyptien au cours de cette année ? Quels sont les secteurs d’investissement auxquels s’intéressent actuellement les entreprises françaises ?
— L’année dernière, le flux entrant d’origine française s’est élevé à 536 millions d’euros, selon les statistiques de la Banque Centrale. Quelques exemples pour les deux dernières années : Orange a procédé à une importante augmentation de capital en 2018, le groupe Vicat (Sinaï Cement) de même. Un nouvel entrant sur le marché égyptien : Décathlon a inauguré ses premiers magasins fin juin, avec de fortes ambitions sur l’Egypte aussi bien en nombre de magasins à terme qu’en commandes auprès de sous-traitants égyptiens qu’il va aider à monter en gamme (textile, chaussures ...). Le secteur de l’énergie renouvelable a vu entrer de nouveaux investisseurs cette année : Engie dans l’éolien, EDF, Eren et Voltalia dans le solaire. Geocyle se lance dans le traitement des déchets, Sanofi, Schneider Electric, Air Liquide, Total, Valéo, entreprises déjà implantées en Egypte depuis de longues années continuent d’y investir.
Il faut aussi mentionner SEB qui fusionne avec son partenaire Zahran. Dans l’agroalimentaire, BEL, Danone et Lactalys développent de nouveaux produits, Lesaffre investit pour s’agrandir. Et il y en a d’autres qui ont des projets encore à l’étude, comme par exemple Ecoslops qui a signé un MoU avec l’Autorité du Canal de Suez dans le domaine du recyclage des carburants de navires, RATP Dev qui a signé un MoU pour opérer une ligne de métro. J’en oublie : qu’ils me pardonnent. On parle chaque fois de plusieurs millions d’euros d’investissements. Les investissements français restent dynamiques en Egypte comme vous le voyez ! Permettez-moi pour terminer cet entretien d’exprimer ma sympathie pour l’équipe de football d’Egypte : nous sommes désolés du résultat final pour l’Egypte, mais sachez que notre coeur a vibré pour soutenir cette équipe avec tous les Egyptiens ! Malgré tout, elle a su se montrer courageuse et vaillante ! Tahia Masr !
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