Au rythme des tambourins, une vingtaine de fidèles entrent dans un état de transe en balançant la tête de gauche à droite. Au sein du cercle, un jeune homme dirige la cadence de la hadara (litanies), alors que les adeptes ne cessent de répéter en choeur des vers faisant l’éloge du prophète. Ils n’omettent pas d’invoquer le nom de Dieu : « La illah illa Allah » (il n’existe qu’un seul Dieu, Allah).
De prime abord, on a l’impression d’assister à une prière collective où toutes les barrières de temps, de génération et de statut social sont abolies. Côte à côte, debout, un garçon de 12 ans, un vieil homme de 70 ans, un menuisier, un ingénieur, un villageois. Le but ? « Se rapprocher de Dieu, couper tout lien avec le monde extérieur, se purifier l’âme », explique Youssef Al-Tantawi, ingénieur et adepte de la secte Al-Chabrawiya.

(Photo: Mohamad Maher)
Là, à la mosquée Al-Tariqa, située sur l’autoroute Salah Salem, les adeptes du soufisme se réunissent chaque semaine pour animer ce cercle de zikr (invocation). « On avait l’habitude de célébrer le zikr chaque vendredi à la mosquée de Sayedna Al-Hussein, mais on a changé de lieu pour éviter les problèmes avec les salafistes. On a choisi de pratiquer nos rituels dans cette mosquée où sont enterrés les deux grands précédents cheikhs d'Al-Chabrawiya, à savoir mes ancêtres », explique cheikh Abdel-Khaleq Al-Chabrawi, chef spirituel du groupe.
Derrière un rideau opaque, des femmes assistent à ce zikr, assises dans un coin retiré. « Ici, on se sent plus proche des deux saints. On a l’habitude de venir chaque vendredi pour faire le plein en spiritualité qui va nous permettre de résister tout le reste de la semaine. On reçoit la bénédiction de ces deux saints qui semblent suivre nos pas », confie Bossayna.
Médecin, elle vient chaque vendredi de son village natal, Ménoufiya, situé à 100 km du Caire, pour assister à cette cérémonie religieuse. Sur le chemin, elle n’hésite pas à parler du soufisme avec les gens qu’elle rencontre. Elle explique les vraies valeurs aux chauffeurs de taxi, aux passantes ou encore aux mendiantes.
Le cheikh, figure dominante

Le zikr, un jeûne du coeur que les soufis doivent faire au quotidien. (Photo : Magdy Abdel-Sayed)
C’est sous les drapeaux multicolores (noir pour les Réfaïyas, vert pour les Qadiriyas ... ) que les fidèles se rassemblent autour du cheikh.
Le bureau du cheikh Abdel-Khaleq Al-Chabrawi ressemble à une ruche. Sa porte s’ouvre sur la mosquée et accueille tous les jours les fidèles en quête de conseils. Là, il discute avec eux de tous leurs tracas quotidiens aussi bien spirituels que personnels. Un jeune homme vient le consulter sur une envie de mariage, alors qu’un autre lui demande des conseils sur un projet économique. D’autres n’hésitent pas à se rendre chez lui pour se confesser.
« C’est le cheikh qui nous aide à poursuivre notre quête spirituelle, à respecter les rituels qui nous aident à débarrasser nos âmes de tous vices et à tenter de les rendre pures », explique Mokhtar, l’un des fidèles. Ce rituel de purification est omniprésent dans le quotidien des soufis.
« La relation entre l’exotérisme et l’ésotérisme est semblable à celle qui existe entre le corps et l’esprit. Sans esprit, le corps est vidé de son sens, de sa source vive. Sans corps, l’esprit est insaisissable et devient une pure abstraction. Or, pour atteindre le noyau, il faut traverser l’écorce », poursuit Mokhtar. « Un fruit est constitué d’une écorce (la Loi), d’une chair (la Foi) et d’un noyau (l’Esprit). Le cheikh nous aide à franchir les étapes vers le noyau malgré le brouillard qui couvre nos quotidiens », poursuit-il.
Lorsqu’il entre dans la mosquée, les fidèles se précipitent pour embrasser la main du cheikh que tout le monde surnomme sidi (mon maître), y compris son fils Mohamad, qui prendra un jour sa place. La confrérie est bien hiérarchisée : personne ne prend la parole sans l’autorisation du cheikh. C’est lui qui décide du programme des fidèles.
En effet, une sorte de hiérarchie bien organisée, en forme de pyramide, gère le monde soufi. A la tête, le cheikh, puis les califes, chefs des groupes et enfin, les adeptes.
« La semaine prochaine, le cercle de zikr et la table de charité se tiendront à Ménoufiya pour animer une journée dédiée à la mémoire et à l’amour du saint Chabrawi », annonce le cheikh. « Il faudra prévoir des bancs supplémentaires pour accueillir les fidèles des autres branches soufies afin de pouvoir échanger avec eux. Tous, nous appartenons au même mouvement », lance le cheikh.
Des rites quotidiens

La mosquée, lieu de pratique des rituels. (Photo : Magdy Abdel-Sayed)
Le zikr (invocation) est une sorte de jeûne du coeur que les soufis se doivent d’effectuer tous les jours. La visite des mausolées des saints est également très importante dans le quotidien du soufi. « Il s’agit d’un moyen d’exprimer l’amour », explique Mohamad Abdel-Alim, 40 ans, diplômé des beaux-arts et marchand d’encens, de parfums et de chapelets à Khan Al-Khalili.
Tous les jours, après la prière de l’aube, il commence à faire le zikr selon les rituels imposés par le cheikh Al-Khalawti. Il fait l’éloge de Dieu, du prophète et des saints comme un devoir quotidien. Ce passionné de soufisme et de mysticisme ne rate aucun hadara ni mouled (soirée consacrée au zikr).
Sa maison accueille régulièrement les rituels soufis. Le silence imposant qui y règne reflète une atmosphère particulière, mystérieuse, un mélange de retenue et d’aisance, d’ambiguïté et d’incompréhension.
Mohamad erre aussi de mouled en mouled, son calendrier à la main. Il connaît la date et les emplacements des mouleds par coeur. Les bagages, qu’il transporte d’un mouled à l’autre, se limitent à quelques ustensiles de cuisine, un réchaud à gaz, du thé et du sucre, des fèves et des pâtes, le tout disposé dans un panier. Le but est de nourrir les invités qui arrivent de différentes villes et de différents villages. « Je vis au rythme de la baraka d’Ahl Al-Beit, notamment durant les jours fastes de leur mouled. Servir leurs visiteurs est mon ultime devoir », explique-t-il.
« Le soufisme est une quête continue de perfection, de notre relation avec Dieu et avec notre prochain », poursuit Mohamad. Pour lui, le soufisme représente cette vision sage qui permet l’unification avec l’univers et avec Dieu. Un long périple qui nécessite un grand effort pour atteindre la fraîcheur de l’âme et du coeur. « Dans cette quête continue de perfection, je me sens comme un nouveau-né. Une autre aube se lève dans mon âme, je deviens plus productif et je bénéficie d’une bénédiction divine partout ».
Les Chehawis, de père en fils
Former la nouvelle génération de soufis constitue une mission essentielle dans le quotidien des soufis. Chez la famille Chehawi dont le père est le chef des Chehawiyas, personne ne dort avant d’avoir terminé la lecture d’une partie du Coran. Ils doivent également effectuer les Awarads Ahmadiya (appel au bon Dieu) et appeler les califes afin de prendre de leurs nouvelles.
Les cercles de zikr font partie intégrante de la maison. Bien que la mère ne fasse pas partie du clan soufi, elle a fait l’effort de lire et d’apprendre les rituels pour pouvoir remplir sa t&ˆche de femme de l’actuel chef et mère du prochain.
Son fils, Rami Al-Chehawi, journaliste de 29 ans, ne rate aucune occasion de suivre son père comme son ombre dans les bourgades et les villages lointains pour rencontrer les autres fidèles
« Le soufisme coule dans mes veines. Depuis ma tendre enfance, j’ai observé comment cette doctrine tente de briser l’égoïsme de l’homme. Les portes de nos maisons sont toujours ouvertes à quiconque et en tout temps. J’ai connu cela avec mon père qui n’hésitait pas à aider les pauvres », conclut Rami. Ce sont ces mêmes principes d’ouverture qu’il veut transmettre à sa progéniture.
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