POUR analyser les relations entre l’appareil judiciaire et les Frères musulmans, il faut d’abord distinguer la dictature et le totalitarisme.
Le régime du président Hosni Moubarak était une dictature mais n’a jamais débouché sur un système totalitaire. La dictature renvoie à un régime
oppressif qui contrôle plus ou moins les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, tout en laissant certaines marges de manoeuvre.
Certains secteurs échappent toutefois aux régimes dictatoriaux, comme les médias, l’enseignement et la société civile, faute de machine de propagande populiste susceptible de permettre un contrôle en dehors de l’espace politique.
Cette machine existe dans les régimes totalitaires, comme sous Gamal Abdel-Nasser.
Les Frères, quant à eux, même s’ils ne sont pas encore totalitaires dans la pratique, le sont dans leur manière de raisonner. Ce qu’ils ont fait depuis leur accession au pouvoir est de ressusciter le régime de Moubarak, avec un changement de visage, donc de loyauté : c’est la conception qu’ils se font de la « purge » des institutions de l’Etat.
Pour eux, ce « nettoyage » doit servir leur projet de « tamkin » (la possibilité de la réalisation des grands desseins). Totalitaire par excellence, ce concept devra leur permettre de monopoliser l’appareil étatique.
Les Frères, qui ne font confiance à personne en dehors de leur confrérie, contrôlent aujourd’hui, en plus de l’exécutif, le Conseil consultatif (Chambre haute du Parlement dotée du pouvoir législatif en l’absence de Chambre basse). Tandis que le pouvoir judiciaire représente le plus grand obstacle « institutionnel » dans leur projet de « tamkin ».
Deux différences peuvent être identifiées entre la situation de l’appareil judiciaire sous Moubarak et sous les Frères, des différences qui montrent deux conceptions de « l’Etat de droit » : la dictature de Moubarak a voulu permettre à la justice, qui faisait partie de son régime, une marge de manoeuvre susceptible de donner une certaine crédibilité à son régime, notamment aux yeux des investisseurs et de la communauté internationale.
Entre 1981 et 2011, la Cour suprême a décidé à quatre reprises l’annulation des élections législatives.
Le régime de Moubarak avait l’intelligence de s’y plier. Ce semblant d’indépendance de la justice n’intéresse apparemment pas les Frères musulmans.La deuxième différence concerne l’équipe de juristes et de magistrats dont Moubarak s’est entouré : une constellation d’experts chevronnés qui lui servaient de « tailleurs de lois ». Là aussi les Frères ne semblent pas s’intéresser au professionnalisme, leurs « juristes » n’ont même pas été capables de respecter les clauses de la Constitution qu’ils ont eux-mêmes rédigée. Seule la loyauté compte pour eux.
Des vices évidents
Dans ce contexte, l’attitude des Frères musulmans est compréhensible vis-à-vis de la justice, depuis la nomination unilatérale d’un nouveau procureur général jusqu’aux tentatives d’immuniser le Conseil consultatif contre toute possibilité de dissolution en passant par le projet de loi sur le pouvoir judiciaire, et dont l’objectif non affiché est l’évincement de quelque 3 000 juges considérés comme « ancien régime ».
Pour les Frères, les décisions de la justice s’inscrivent dans le cadre d’un vaste complot dirigé contre eux, même s’il s’agit de l’annulation d’un décret présidentiel dont les vices sont évidents.
Ainsi, avec d’autres islamistes, ils ont assiégé la Haute Cour constitutionnelle et ont empêché ses juges « corrompus » d’y accéder. Ces derniers ont été par ailleurs ciblés dans la nouvelle Constitution qui en a réduit le nombre.
Les Frères ont également une cellule semi-secrète au sein de l’appareil judiciaire, ce groupe appelé « Juges pour l’Egypte ».
En principe, le fait que certains juges adhèrent à une certaine idéologie ne doit pas poser problème. Mais si leur rôle se limite à défendre leur organisation il y a de quoi s’inquiéter sur leur objectivité et la transparence de leur exercice.
Si les Frères réussissent dans leur projet de contrôler la justice, cela annoncera-t-il la fin du combat ? La réponse est non. Les conséquences du massacre seront difficiles à résorber. L’absence de la justice et les procès contre les opposants des Frères et les révolutionnaires resteront une épine dans les pieds du pouvoir en place. La justice restera un champ de bataille entre le gouvernement et l’opposition et un espace de revendication pour tous les lésés du nouveau régime.
Dans la forme, la crise entre les Frères et la magistrature est une guerre institutionnelle entre deux pouvoirs, mais la question est plus large. C’est la lutte de toute une société. Et elle ne trouvera une issue que si la révolution continue, avec la participation de toutes les composantes de la société qui aspirent au changement.
Des « attaques vicieuses » contre le pouvoir judiciaire
Le Conseil consultatif (Chambre haute du Parlement) a donné samedi dernier son feu vert pour la discussion des amendements controversés de la loi sur l’autorité judiciaire. Dominé par les islamistes, le Conseil consultatif a approuvé le renvoi de ces amendements à son comité législatif pour un « examen détaillé ». La décision intervient sur fond de vives critiques de la part d’une majorité des juges et de partis politiques, qui affirment que le Conseil consultatif n’est pas autorisé par la Constitution à modifier la loi.
Dans un même ordre d’idées, le président du Conseil d’Etat, Ghobrial Abdel- Malak, a appelé le Conseil à une réunion
d’urgence pour répondre à ce qu’il a décrit comme des « attaques vicieuses » contre le pouvoir judiciaire par certains députés lors de la session.
Les modifications proposées à la loi sur le pouvoir judiciaire, présentées en avril par le parti islamiste Al-Wassat et approuvées par le parti des Frères musulmans, avaient exacerbé la crise entre le pouvoir judiciaire et les islamistes.
Le projet de loi diminue l’âge de la retraite des juges de 70 à 60 ans, ce qui aura pour effet de mettre à la retraite un quart environ des quelque 13 000 juges en exercice.
Les députés qui ont proposé la loi font valoir que l’âge de la retraite est progressivement passé de 60 à 70 ans par le président déchu Hosni Moubarak, afin de prolonger le mandat des juges qu’il considérait loyaux.
Lien court: