« Jamais depuis quatre ans, on n'avait vu de grands pays s’engager militairement, directement à l’intérieur de la Syrie. Cela a entraîné des incidents et c’est inquiétant ». C’est ce qu’a déclaré cette semaine Staffan de Mistura, l’envoyé spécial pour la Syrie de l’Onu. En effet, fin 2017, avec la victoire quasi totale contre le groupe terroriste Daech en Syrie, l’affaiblissement et les divisions de l’opposition, ainsi qu’avec le changement de la donne sur le terrain devenue nettement en faveur du régime du président syrien, Bachar Al-Assad, et le forcing diplomatique de Moscou, tout portait à croire que l’heure des négociations politiques finales pour mettre un terme à la guerre avait finalement sonné. Il n’en est rien, semble-t-il, du moins pour le moment. Depuis plusieurs semaines, en effet, la situation s’est subitement compliquée : réouverture du dossier des armes chimiques, opération turque contre les Kurdes à Afrin, différends turco-américains, Russes tués par la coalition dirigée par les Américains selon Moscou, et premier affrontement direct israélo-iranien. Autant d’éléments — dont certains sont inédits — qui font que le conflit en Syrie a pris une dimension stratégique risquée, à tel point que l’ambassadeur français à l’Onu, François Delattre, a averti, dans des déclarations à l’AFP, que « les ingrédients pour une confrontation régionale, voire internationale potentiellement majeure, sont réunis aujourd’hui et (que) le risque doit être pris très au sérieux ». Pour les plus optimistes, ceci pourrait permettre de forcer un accord de paix. Pour les plus pessimistes, en revanche, cela ne ferait que le retarder encore, et ce, en raison de la multiplicité d’éléments, et surtout d’acteurs.
L’axe Ankara-Washington en danger
Il y a d’abord la question kurde, qui revient en force depuis le lancement, le 20 janvier dernier, de l’offensive turque « Rameau d’olivier » contre la ville syrienne de Afrin. Avec, d’un côté, le bras de fer entre la Turquie et les Etats-Unis, deux pays présents et influents en Syrie, et de l’autre, la tension entre Damas et Ankara. Pour la première fois, en effet, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes et arabes, revendiquent une attaque contre les forces turques de l’autre côté de la frontière : elles ont annoncé, samedi 17 février, avoir visé depuis le nord de la Syrie des positions militaires en Turquie, en représailles à l’offensive turque. Une nouveauté : cette même offensive a jeté un coup de froid dans les relations turco-américaines. Car à Afrin, les Turcs combattent les Unités de protection du peuple (YPG), une milice kurde considérée par Ankara comme terroriste, mais par Washington comme un allié-clé dans la lutte contre Daech. De même, les Turcs menacent d’avancer vers Minbej, à une centaine de kilomètres plus à l’est, où sont déployés des militaires américains aux côtés des YPG.
Une détérioration plus dangereuse des relations entre les deux pays a été évitée de justesse, les Etats-Unis et la Turquie ayant convenu vendredi 16 février, au terme de la visite du chef de la diplomatie américaine, Rex Tillerson, à Ankara, de travailler « ensemble » en Syrie et de créer un « mécanisme », sorte de groupe de travail entre les deux pays, pour surmonter cette grave crise, avec « en priorité » la recherche d’une solution pour la ville stratégique de Minbej. Car un affrontement à Minbej entre les Etats-Unis et la Turquie peut provoquer une crise dans l’Otan dont les deux pays sont membres.
Mais il reste beaucoup à faire pour traduire les déclarations de bonne volonté en actes concrets. Car pour Ankara, dès qu’il s’agit de ce qu’elle considère « la menace kurde », il n’est pas question de faire des concessions. Pourtant, Ankara risque gros. « Les Turcs se sont engagés dans un conflit qui peut durer et qui peut leur coûter cher, il est dans leur intérêt qu’ils se retirent rapidement. Ils tiennent à avoir des garanties pour ce qui est des velléités kurdes, ceci est logique, mais en même temps, s’ils poursuivent leurs opérations militaires alors qu’il existe des forces régionales qui leur sont hostiles et qui soutiennent les Kurdes, les Turcs peuvent être pris au piège d’un conflit long, qui épuise leur force militaire », estime Saïd Okacha, analyste au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
La crise a été donc contenue, pas désamorcée. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à rompre l’axe Ankara-Washington, d’autant plus que la Turquie reste pour les Occidentaux un partenaire important dans la guerre contre Daech. L’Union européenne, tout comme les Etats-Unis, l’ont répété cette semaine, suite à l’offensive turque : cette opération a affaibli le combat contre Daech, a dit Tillerson, tout en appelant à ne pas baisser la garde devant la menace djihadiste, la cible des opérations doit continuer à être Daech, a dit de son côté la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini.
Une escalade qui sert de forcing ?
Autre face-à-face potentiellement dangereux et qui se joue en Syrie : l’Iran et Israël. Depuis Munich, où se tenait du 15 au 18 février la Conférence annuelle sur la sécurité et la défense, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, a menacé de façon très théâtrale, dimanche 18 février, les « tyrans de Téhéran » de violentes représailles en cas d’agression depuis la Syrie. « Ne testez pas la détermination d’Israël », a-t-il lancé, brandissant un morceau de métal présenté comme une pièce d’un drone iranien abattu la semaine dernière au-dessus d’Israël. Il a ensuite interpellé le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif. « Voilà un bout du drone iranien ! M. Zarif, vous le reconnaissez ? Vous devriez, c’est le vôtre ! ». Et le chef de la diplomatie iranienne de rétorquer, une fois à la tribune : « Vous avez été les spectateurs d’un cirque caricatural ce matin, qui ne mérite même pas la dignité d’une réponse ». Ces déclarations interviennent une semaine après qu’Israël a mené une série de raids israéliens contre des cibles syriennes et iraniennes présumées en Syrie — l’opération la plus importante entreprise par Israël en territoire syrien depuis l’invasion militaire du Liban en 1982 — et qu’un de ses avions a été abattu.
Cette première confrontation ouvertement déclarée entre Israël et l’Iran sur la scène syrienne laisse craindre une escalade du conflit. Or, une entrée d’Israël dans la guerre pourrait entraîner une dérive catastrophique, alors qu’Américains, Turcs, Russes et Iraniens y sont déjà parties prenantes avec des objectifs concurrents et impliquant forces pro-régime, djihadistes, l’opposition armée ou encore les milices kurdes.
Si jusqu’ici Téhéran et Tel-Aviv semblent vouloir éviter la guerre ouverte, comme l’explique Saïd Okacha, « car pour Téhéran, l’escalade est risquée vu qu’elle peut mener à un conflit plus large auquel les Iraniens ne sont pas prêts, et que, pour Tel-Aviv, l’essentiel est que sa politique de dissuasion porte ses fruits », ils veulent aussi impliquer davantage Moscou et Washington. Ce regain de tension risque donc de mettre face à face la Russie, soupçonnée par Israël d’avoir donné son feu vert à cette opération, et les Etats-Unis, qui ont exprimé un soutien sans faille à Israël dans un conflit où, jusqu’à maintenant, ils s’affrontaient par alliés interposés.
Le regain de tension régionale qui implique Iraniens et Israéliens a donc changé la donne du conflit. Washington et Moscou vont devoir se parler pour éviter le pire. Seule lueur d’espoir, le risque de confrontation internationale majeure peut permettre un sursaut, comme l’a dit l’ambassadeur français à l’Onu, François Delattre. Il « peut être un levier pour obtenir un accord de paix en Syrie, à un moment où les lignes commencent à bouger », dit-il.
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