Quelques mois avant la révolution, Hossam Badrawi, l’un des dirigeants de l’ex-PND et proche de Gamal Moubarak, invitait des politiciens, ingénieurs et journalistes à discuter d’un projet qui « allait changer la face de l’Egypte ».
Badrawi, ce gynécologue dont l’ascension au sein du PND a suivi celle de Gamal Moubarak, défendait une idée qui, selon les pontes du PND, devait propulser Gamal à la place de son père.
Cette idée était celle de développer la région entourant le Canal de Suez. Elle remonte à la fin des années 1980, quand l’agence japonaise pour le développement avait présenté aux responsables de l’époque un plan pour développer le golfe de Suez.
Plus tard, après la révolution et le départ de Moubarak, les candidats à la présidentielle ont presque tous présenté ce même projet dans leurs programmes électoraux. Le vainqueur, Mohamad Morsi, défenseur d’un plan de « renaissance » élaboré par sa confrérie, considère désormais le développement du Canal comme le projet du siècle, et son gouvernement évoque déjà des chiffres grandioses.
« Un million d’emplois grâce à des investissements d’environ 100 milliards de L.E. », précise le président du secrétariat technique pour le développement du Canal de Suez, Walid Abdel-Ghaffar. Dans les détails, il s’avère que ces milliards s’étalent sur 17 ans, soit jusqu’en 2030. Mais Abdel-Ghaffar ne précise pas comment le gouvernement a évalué cette somme : les études n’ont pas été encore lancées et la nature des investissements n’a pas été définie.
Brûler les étapes
Le gouvernement a pourtant créé un secrétariat et a inauguré le projet en présence du premier ministre avant même de finaliser le projet de loi. Cette législation, en préparation au Conseil des ministres, soulève en elle-même une tempête de controverses. Selon ses détracteurs, elle ferait de la région du canal « un Etat dans l’Etat ».
Le projet de loi, dans sa version actuelle, place en effet le gestionnaire ou le directeur du projet au-dessus de toute responsabilité juridique, sans aucune tutelle des législations égyptiennes et lui accorde des prérogatives pyramidales allant de l’octroi de terrains à la définition du cursus scolaire (lire les détails de la loi page 4).
Le gouvernement a vite réfuté ce brouillon divulgué par la presse, mais en s’abstenant de dévoiler le « véritable » contenu. Selon le ministre du Logement, Tareq Wafiq, le projet ne verra pas le jour sans consensus national, mais « sa mise en oeuvre nécessite la soumission du projet de loi au vote pour poursuivre les discussions politiques et juridiques ». Le gouvernement craint, en effet, que le texte ne soit jugé inconstitutionnel.
De quel projet parle-t-on ?
« Il est pourtant difficile de parler de projet, puisque le régime ne dévoile pas les détails et ne précise pas en quoi il est différent du projet élaboré sous Kamal Al-Ganzouri à l’époque de Moubarak », estime l’ancien ministre de l’Economie, Moustapha Al-Saïd. Qui seront les investisseurs égyptiens et étrangers et sous quelles conditions seront-ils autorisés à profiter de la région ? Personne n’a de réponse.
Mais selon Saïd, « le vrai problème est que le débat a pris une tournure politique entre les Frères musulmans et l’opposition ». Pour les Frères musulmans, il s’agit d’une occasion à ne pas manquer pour lancer une nouvelle propagande avant les élections législatives. Et l’opposition ne veut surtout pas manquer une opportunité de prouver l’échec du régime à développer le pays.
« Jusque-là, le gouvernement nous vend une illusion. Son plan est imprécis. Ils parlent de la séparation de la région de l’Etat pour profiter de son emplacement exceptionnel alors que le premier ministre a annoncé, le 13 mai dernier, que le gouvernement n’a aucun plan défini », précise Abdel-Hamid Kamal, membre fondateur du Front populaire pour le développement du Canal de Suez. Les partisans du projet affirment que la région sera entièrement soumise à l’autorité de l’Etat et que le régime « n’a pas l’intention de vendre une parcelle de terrain à un investisseur arabe ou étranger, mais entend les octroyer pour une durée déterminée ».
« Réduire le projet à ce brouillon de loi est une grande injustice », affirme Ahmad Abou-Baraka, conseiller juridique du Parti Liberté et justice, alors que l’opposant et professeur de sciences politiques, Gamal Zahrane, croit que ce texte de loi « détruit une partie de la patrie, ouvre la porte à une fragmentation du territoire et donne les terres de l’Etat au secteur privé ».
Carte « avec frontières »
Abdel-Ghaffar, président du secrétariat pour le développement du Canal, réfute ces accusations. Paradoxalement, il précise que le projet ne sera remis au Conseil consultatif — seul organe législatif — que muni d’une carte «des frontières bien précises », explique-t-il en parlant d’une exigence de l’armée.
Les forces armées, qui détiennent presque l’ensemble de cette région, terrain de guerres successives, affirment, par la voix du ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, que leurs exigences ont été assurées. Une source militaire parlant à l’Hebdo sous couvert d’anonymat parle de 3 conditions imposées par les militaires.
La première exigence est une zone tampon de 5 km le long du Canal. Aucune compagnie ne serait autorisée à construire à l’intérieur de cette zone. L’armée aurait également exigé que la part des étrangers dans les différents investissements ne dépasse pas les 40 %. Enfin, Israël serait exclu de tout partenariat (lire page 5).
Des voix s’élèvent déjà pour exiger le transfert de l’ensemble du dossier à l’armée. « Elle serait la propriétaire, mais n’interviendrait pas dans la gestion », prêche un proche de l’institution militaire. Celle-ci serait, selon lui, chargée de planifier, d’accorder les terrains aux intéressés et de construire les bâtiments et les infrastructures. Le secteur privé s’occuperait du reste.
« On ne peut pas faire confiance à un président Frère ou autre qui aura ses propres calculs et partisans à l’intérieur du pays ou à l’étranger. L’armée, quant à elle, est neutre ». Et pour les finances ? « Tout contrôle appartiendra à l’Organisme des comptes, les militaires n’y interviendront pas », ajoute cette même source qui semble affirmer que cette volonté est celle de l’armée.
Le président du secrétariat pour le développement du Canal précise, de son côté, que l’armée n’a pas rejeté le projet qui « se prépare sous ses auspices ». Un avocat a déjà intenté un procès devant le tribunal administratif du Conseil d’Etat, réclamant la suspension des procédures opérationnelles du projet, car il réinstaure les mandats étrangers. Dans le flou le plus complet, le projet semble faire son chemin : sans détails, ni informations, il ouvre la porte à toutes les spéculations, et surtout à tous les abus.
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