Au Grand Serail, siège du gouvernement libanais, la confusion règne. Dix jours après son départ en Arabie saoudite pour une deuxième visite en cinq jours, le premier ministre Saad Hariri n’est pas encore retourné au pays.
Le tout commence le 4 février, quand Hariri, dans une allocution télévisée retransmise depuis Riyad par la chaîne Al-Arabiya, a annoncé, à la surprise générale, sa démission. Celle-ci a été prise, selon les propos de Hariri, à cause de « la crainte pour sa vie », accusant le Hezbollah de constituer un « Etat dans l’Etat », et dénonçant « la mainmise de l’Iran sur le destin des pays de la région ». Le spectre d’une crise institutionnelle plane de nouveau sur le pays du Cèdre, puisque la démission de Hariri intervient presque un an après la formation d’un gouvernement d’union nationale, qui a vu le jour suite à 30 mois de vide présidentiel. Elle intervient également six mois avant les élections législatives prévues en mai 2018, et qui ont été reportées à trois reprises depuis 2013.
« La démission de Hariri aura certes des conséquences lourdes sur la scène libanaise, déjà fragilisée par des crises politiques à répétition », estime Mohamad Abbas, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, avant d’ajouter : « Cette fois-ci, cette crise est la plus profonde, puisque la démission intervient également dans un contexte régional tendu avec le face-à-face entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Le Liban, après avoir réussi une certaine neutralité par rapport aux conflits régionaux, se retrouve aujourd’hui en plein centre ». Pour le chercheur, les crises politiques par lesquelles passait le Liban au cours de son histoire ont été provoquées à chaque fois comme résultat d’une union de « deux facteurs : internes et externes ».
Aujourd’hui, les deux facteurs se sont réunis. Sur le plan régional, comme l'explique Abbas, il y a une tendance régionale et internationale de contrarier la montée en puissance de l’Iran en affaiblissant ses milices chiites, et à commencer par le Liban, pour « être le premier terrain de règlement de comptes ». Sur le plan interne, le règlement politique convenu en décembre 2016, et qui a conduit à l’élection du général Michel Aoun à la présidence et Hariri au poste du premier ministre, avec la participation du Hezbollah en tant que membre dans la coalition gouvernementale, avait prouvé avec éclat son échec. « La participation du Hezbollah au gouvernement a donné au parti une couverture politique pour sa présence militaire en Syrie, en violant l’un des principes sur lesquels s’est basé ce règlement : c’est de conserver une politique de distanciation vis-à-vis des conflits régionaux ». Selon Mona Salmane, professeure de relations internationales à la faculté des sciences politiques de l’Université du Caire, la question de la démission de Hariri a circulé quelques jours avant le départ de Hariri à Riyad, notamment après la signature de Hariri sous pression d’un décret portant la nomination d’un nouvel ambassadeur libanais à Damas, le 2 novembre. « Ce qui a été vu comme une sorte de mainmise du Hezbollah sur le gouvernement et Hariri a apparu incapable d’exercer pleinement ses attributs », explique Salmane.
La classe politique prudente
C’est plutôt la forme orale de la démission émise hors pays, et non pas le fond de la démission de Hariri, qui anime profondément le débat au Liban, comme l’explique Sameh Rached, expert des affaires régionales à Al-Ahram. Selon la Constitution libanaise, le premier ministre doit remettre sa démission écrite au président de la République avant de lancer « des consultations parlementaires » pour la nomination d’un successeur.
Un premier ministre démissionnaire doit en théorie continuer à servir de premier ministre par intérim, jusqu’à ce que son remplaçant soit désigné et forme un gouvernement. C’est pourquoi Michel Aoun, le président libanais, dit attendre toujours le retour de Hariri au Liban « pour accepter ou refuser sa démission et commencer des consultations ». Une position partagée par le président de la Chambre des députés libanaise, Nabih Berri, qui considère que « la démission de Hariri est inconstitutionnelle », et que « le gouvernement libanais est toujours en fonction. Sous cette forme, sa démission ne change rien aux prérogatives du gouvernement ».
Le parti politique Le Courant du futur qui, après avoir salué au départ la démission de Hariri, a changé le ton en réclamant, comme a indiqué un communiqué publié par le bloc parlementaire et le bureau politique du courant, que le retour au Liban de Hariri est une « nécessité, pour recouvrer la dignité et pour préserver les équilibres internes et externes du Liban ».
Si le climat politique dans le pays « ressemble actuellement à celui qui prévalait avant l’assassinat du Rafic Hariri, en 2005 », comme a indiqué Saad Al-Hariri dans sa démission, le ton des classes politiques libanaises est très pondéré.
Selon Rached, « sous le choc de la démission, la classe politique libanaise opte pour le moment pour la prudence, en se contentant seulement d’aborder la démission dans sa forme sans oser toucher à ses motifs, comme si c’était une tentative de gagner du temps autant que possible et reporter ainsi la crise qui éclatera dès l’acceptation de la démission de Hariri ».
Dans le discours même de Hassan Nasrallah, qui appelle « au calme, à la patience et au fait d'attendre que les raisons de la démission se clarifient », le chef du Hezbollah a essayé, selon Rached, « d’éviter d’alimenter l’escalade sur le front intérieur pour ne pas nuire à sa montée en puissance dans ses combats à l’extérieur du Liban ».
L’ambiguïté qui plane jusqu’à présent autour du non-retour de Hariri va obliger en fin de compte les Libanais à chercher des alternatives pour une sortie de la crise, qui seront, selon Rached, très « difficiles à trouver, puisque la formation d’un nouveau gouvernement, quelle que soit sa forme, s’annonce compliquée ». « Qui pourrait être le successeur sunnite de Saad Al-Hariri ? Qui devrait d'un côté gagner le consensus du bloc parlementaire du Courant du futur et obtenir le feu vert de Riyad, et d’un autre côté former un gouvernement de technocrates sans le Hezbollah ? Ce scénario est presque impossible, et cette situation risque de provoquer un déséquilibre dans le système très fragile de répartition confessionnelle du pouvoir au Liban », conclut Rached.
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