C’était il y a tout juste un an. Le 15 juillet dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan était confronté à la plus grave épreuve qui a failli lui coûter son siège : un putsch manqué. Depuis, les défis ne manquent pas. Erdogan a réussi à faire avorter la tentative de coup d’Etat, certes, mais avec un lourd prix. Un an après le putsch manqué, le bilan est plutôt macabre pour Ankara : économie en baisse, troubles à l’intérieur, manifestations de l’opposition, tensions régionales et relations envenimées avec l’Europe.
En effet, c’est la riposte musclée à la tentative de coup d’Etat qui a valu à la Turquie autant de conséquences fâcheuses. Samedi 15 juillet, pour commémorer l’événement, plusieurs milliers de personnes, la plupart des partisans d’Erdogan, se sont rassemblés à travers la Turquie pour commémorer ce premier anniversaire, et Erdogan a voulu se montrer toujours aussi ferme. « Nous arracherons la tête de ces traîtres », a-t-il lancé. Depuis un an, le pays vit au rythme des purges. Et ce n’est pas fini, le pouvoir turc en a fait de nouvelles contre les sympathisants du prédicateur Fethullah Gülen — accusé d’être à l’origine du putsch — en limogeant samedi dernier plus de 7 000 policiers, soldats et membres de ministères. De quoi pousser Gülen à condamner la « chasse aux sorcières » menée par les autorités turques.
Un million de personnes touchées par les purges
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon une source diplomatique européenne, « environ un million de personnes sont touchées directement ou indirectement par les purges ». Déjà, 50 000 personnes ont été arrêtées et 100 000, dont des enseignants, des magistrats et des militaires, limogés. Au-delà des milieux gülénistes, ces purges ont visé les milieux pro-kurdes, des médias critiques et des ONG. Ainsi, une dizaine de députés du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde), dont son co-président Selahattin Demirtas, sont actuellement incarcérés. « Erdogan a pris ce putsch comme prétexte pour se débarrasser de ses opposants. L’Allemagne a avancé des preuves selon lesquelles c’est Erdogan qui avait organisé cette tentative de coup d’Etat pour en faire un prétexte et en finir avec ses adversaires. La preuve est que le chef turc n’a pas présenté jusqu’à présent les vrais instigateurs du putsch car c’est lui qui en est à l’origine », estime Dr Béchir Abdel-Fattah, expert au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Malgré ces purges massives, l’opposition turque ne baisse pas les bras. La semaine dernière, un million et demi d’opposants à l’autoritarisme d’Erdogan se sont réunis à Istanbul, pour marquer la fin d’une marche de 25 jours sous le slogan « Justice ». « Nous avons marché pour la justice, le droit des opprimés, les députés emprisonnés, les journalistes incarcérés et les universitaires limogés. Nous avons marché parce que nous nous opposons au régime d’un seul homme », a lancé Kemal Kiliçdaroglu, chef du CHP, principal parti d’opposition. Une mobilisation qui prouve que le peuple turc a commencé à se rebeller contre l’autoritarisme de son chef, estime Béchir Abdel-Fattah. « D’habitude, un président sort plus fort après une tentative de coup d’Etat raté. Mais dans le cas de la Turquie, c’est le contraire. Erdogan en est sorti beaucoup plus faible et plus impopulaire, car au lieu de corriger ses fautes et améliorer ses relations avec son peuple et ses opposants, il a opté pour la vengeance et la répression, de quoi ronger sa popularité et envenimer ses relations avec l’Occident et surtout avec les Européens », analyse Dr Abdel-Fattah. Selon ce dernier, le chef du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, a même « remporté son pari en rassemblant autour de lui une foule de plus en plus nombreuse, de quoi marquer une nouvelle ère pour l’opposition qui était toujours faible et désorganisée en Turquie ».
Relations tendues avec l’Europe
En plus des troubles internes, les pertes d’Erdogan sur le front extérieur sont aussi « lourdes ». Outre les critiques qui lui étaient adressées par ses alliés de l’Otan ainsi que par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes Unis, les Etats-Unis — alliés de la Turquie — ont, eux aussi, couvert le chef turc de critiques tout au long de l’année dernière à cause de sa politique répressive. « La tension entre Washington et Ankara s’est envenimée l’année dernière. Les Etats-Unis ont refusé d’extrader à la Turquie le prédicateur Fethullah Gülen pour manque de preuves à son encontre. De plus, Washington a insisté à armer les Kurdes syriens malgré les protestations turques et a refusé la demande turque de ne plus faire participer les Kurdes à la bataille de Raqqa », explique notre expert.
Quant à l’Union Européenne (UE), la tension est beaucoup plus grave. Depuis un an, les Européens émettent de fortes réserves sur les conséquences du coup d’Etat. Au printemps, les relations entre la Turquie et les Européens se sont nettement tendues après l’interdiction faite à plusieurs ministres turcs de venir faire campagne en Europe en faveur du référendum renforçant les pouvoirs d’Erdogan. En effet, ce référendum — tenu le 16 avril dernier — a abouti à une réforme constitutionnelle qui renforce les pouvoirs du président. Cette réforme, qui prévoit la suppression des fonctions de premier ministre au profit d’un « hyper-président », doit entrer en vigueur après des élections législatives et présidentielles prévues le 3 novembre 2019. Exacerbée par l’autoritarisme du chef turc, la commission des affaires étrangères du parlement a exhorté l’UE de « suspendre formellement les négociations d’adhésion avec la Turquie dans les plus brefs délais si la réforme constitutionnelle est mise en oeuvre en l’état ». Dimanche, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a menaé : « Pas d’adhésion de la Turquie à l’UE sans respect de la démocratie ».
Dans ce bras de fer avec l’UE, la tension était toujours à son comble avec l’Allemagne. La semaine dernière, Berlin a refusé d’organiser une réunion politique où le chef turc voulait rencontrer ses sympathisants en Allemagne en marge du G20, justifiant son refus par le risque d’importation des conflits politiques inter-turcs en Allemagne où vit la plus importante diaspora turque d’environ 3 millions de personnes. « Nous disons que nous voulons rencontrer nos concitoyens et les autorités allemandes refusent. C’est très regrettable. L’Allemagne commet un suicide politique », a fustigé le président turc.
Un rôle toutefois central
Malgré l’inquiétude des Européens face à la dérive du régime turc, la coopération entre le club européen et Ankara restent indispensables sur deux dossiers : la lutte anti-Daech et la politique migratoire. En effet, Ankara participe activement à la guerre contre le terrorisme et a sécurisé avec succès sa frontière avec la Syrie. De plus, la Turquie est devenue le pivot central de la politique migratoire européenne en Méditerranée en verrouillant l’accès des migrants à la Grèce. L’accord du 18 mars 2016, signé par le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, et les Européens, s’est révélé très efficace. « Avant l’accord, il arrivait 15 000 à 17 000 migrants par jour sur les îles grecques de la mer Egée. Après, le nombre est retombé à 60 ou 80 arrivées par jour », souligne Ioannis Mouzalas, le ministre grec des Migrations. « Malgré ces différends, jamais Ankara n’oserait se retirer de l’accord migratoire, car il en profite financièrement et puis il ne veut pas fermer toutes les portes avec l’Europe. Quant à la lutte antiterroriste, la Turquie est membre de la coalition internationale contre Daech et elle ne pourra jamais s’en retirer. On peut dire qu’il s’agit d’une sorte de mariage forcé entre l’UE et la Turquie », conclut l’expert.
Lien court: