Des manifestants scandaient : «
Frères menteurs, on nous a arnaqués au nom de la religion ... Al-Azhar est une ligne rouge ». C’était samedi devant l’institution religieuse. Ils étaient partis le matin de la place Tahrir en direction du Vieux-Caire, pour appuyer le grand imam d’Al-Azhar, cheikh Ahmad Al-Tayeb, face à ce qu’ils qualifient de «
pressions pour obliger le cheikh à démissionner ». C’est ce que croit Abdel-Karim, venu avec son fils et marchant aux côtés du célèbre imam de la mosquée de la place Tahrir, Mazhar Chahine, limogé par les Frères. «
La confrérie cherche à frériser Al-Azhar comme elle a fait avec les autres institutions de l’Etat », résume-t-il.
N’est-ce pas la nature des choses dans ce pays, depuis la création même du poste d’imam il y a environ 650 ans ? Les pouvoirs successifs ont cherché à étendre leur emprise sur la prestigieuse institution qui monopolise l’islam, d’abord chiite et ensuite sunnite. Pendant des décennies, Al-Azhar a été, d’une manière ou d’une autre, la voix du peuple contre les « dirigeants injustes ». Il l’a été avec les Ottomans, les Mamelouks et même avec Bonaparte pendant son Expédition en Egypte. L’une des premières rencontres de ce dernier, une fois installé au Caire, était avec l’imam Abdallah Al-Charqawi, en vue de former le premier « diwan », un cabinet de gouvernance formé par les oulémas d’Al-Azhar.
Dans son livre La politique et Al-Azhar, le fils d’un éminent cheikh, Al-Ahmadi Al-Zawahiri, raconte à travers les récits de son père comment à l’époque de la Révolution de 1919 Al-Azhar était déjà entré dans le jeu politique. Pour la première fois, le premier ministre avait un droit de regard avec le roi sur le choix du grand imam d’Al-Azhar.
Cette tentative de neutraliser l’institution religieuse ou de la rallier aux politiques du pouvoir s’est répétée à maintes reprises et, d’une manière plus flagrante, dans l’histoire de l’Egypte moderne. C’est avec un arrière-fond religieux que les présidents successifs ont légitimé leurs orientations politiques et économiques. La seule légère séparation entre l’Etat et Al-Azhar s’est produite pendant la vague terroriste, menée au nom de l’islam au début et au milieu des années 1990, durant laquelle Al-Azhar s’est positionné entre les islamistes et le régime.
(Photo: AP)
La relation entre Al-Azhar et l’Etat ne peut pas être décrite comme une forme de rivalité ou d’hostilité. Al-Azhar a toujours eu sa place en tant que foyer de résistance nationale. Mais son rôle politique a considérablement reculé après la Révolution de 1952. Sous Nasser en 1961, une nouvelle loi, la loi 103, est promulguée attribuant au raïs le pouvoir de nommer le cheikh d’Al-Azhar et son adjoint, ainsi que le président de son université et les doyens des facultés. Il a fallu attendre la période transitoire dirigée par l’armée en 2011-2012, pour que cette loi soit amendée et pour restituer à Al-Azhar le droit de nommer son cheikh. Il avait alors déjà perdu son indépendance devenant une institution gouvernementale affiliée au régime en place. Une étiquette qui le hantait et qui le hante toujours, surtout lorsqu’on lui dispute son autorité religieuse et spirituelle. Et entre les Frères et Al-Azhar, «
c’est une crise existentielle », explique l’écrivain Helmi Al-Namnam, auteur du livre
Al-Azhar : cheikh et machiakha (voir page 5). Il pense que les Frères cherchent à devenir la référence de l’islam, or celle-ci est monopolisée par Al-Azhar. Si cette institution n’est pas à leur côté, leur légitimité islamique sera menacée. A ses débuts, le fondateur de la confrérie, Hassan Al-Banna, donnait des conseils à ses adeptes sur l’importance d’Al-Azhar et le rôle qui incombe aux Frères pour «
sa protection totale ». Il avait même écrit des lettres aux grands imams pour critiquer des démarches ou des discours qu’il jugeait trop tolérants à l’égard de «
ces apostats qui voyaient que certains préceptes de la religion étaient nuisibles à la politique ».
Cette rivalité entre la confrérie et Al-Azhar se traduit, selon Al-Namnam, par la dissidence des grands oulémas d’Al-Azhar, devenus membres de la confrérie. Youssef Al-Qaradawi et Mohamad Al-Dafrawi ne sont qu’un exemple. Il note qu’aucune figure ou dirigeant Frère ne fait partie des oulémas.
Le coordinateur du Mouvement populaire pour l’indépendance d’Al-Azhar, Abdel-Ghani Hendi, explique ce phénomène par « l’absence d’apport culturel chez les Frères dans tous les domaines ». Le militant azharite souligne les démarches du régime de Mohamad Morsi pour « frériser les institutions de l’islam ». Aussi ont-ils commencé par le très important ministère des Waqfs. Tous les responsables-clés de ce ministère, le directeur de la daawa et celui du secteur des mosquées ont été remplacés par des Frères. « Et le nouveau ministre n’a jamais depuis sa nomination critiqué les politiques des Frères ». L’Université d’Al-Azhar a suivi, avec le licenciement la semaine dernière de son président et de ses principaux collaborateurs sur fond d’intoxication alimentaire des étudiants. « Ainsi, petit à petit, les Frères cherchent à dicter la politique d’Al-Azhar », dit Hendi. De récentes manifestations sont ainsi sorties sur ordre du bureau politique des Frères contre le cheikh d’Al-Azhar que la confrérie veut limoger, ou du moins juguler. « La campagne actuelle contre l’imam est due à son refus que l’islam soit exploité à des fins politiques au profit d’un mouvement déterminé », dit le conseiller de l’imam Mahmoud Azab. Le grand imam avait pourtant soutenu Moubarak au moment où la rue réclamait son départ. Savant éminent, Al-Tayeb n’est pourtant au moins, aux yeux des Frères, qu’un autre vestige du régime de Moubarak, nommé par l’ancien président en personne et étant membre de son parti. Les étudiants Frères ont procédé à un défilé semi-militaire en plein campus alors qu’Al-Tayeb était président de l’Université d’Al-Azhar. Un défilé qui a engendré des arrestations massives dans les rangs de la confrérie.
Quelques mois après la chute de Moubarak en 2011, Al-Tayeb avait pourtant surpris tout le monde en recevant le guide des Frères musulmans, Mohamad Badie, une rencontre inédite. Al-Tayeb crée une deuxième surprise quelques mois plus tard, avec un document dans lequel il proposait « l’établissement d’un Etat national constitutionnel, démocratique et moderne, fondé sur la séparation des pouvoirs, garantissant l’égalité des droits entre citoyens et la protection des lieux de culte des trois religions monothéistes ». Le débat sur l’identité « islamique » ou « libérale » de l’Egypte post-révolutionnaire a poussé l’institution à rejoindre la mêlée.
Al-Azhar s’enlise davantage dans la politique au moment où les appels en faveur d’une séparation entre la religion et le jeu politique se multiplient. Il se pose aussi en médiateur de la crise qui oppose l’opposition au pouvoir sur la nouvelle Constitution, approuvée en décembre dernier. Il se voit accorder, avec un nouvel article de la Constitution, un rôle crucial dans l’interprétation de la charia. Il est désormais chargée de vérifier la conformité des nouvelles législations aux principes de l’islam. Une mission qui incombait auparavant à la Cour constitutionnelle.
« Précipiter Al-Azhar dans le bourbier politique porterait immédiatement atteinte à la sécurité de l’Egypte », croit le grand mufti d’Egypte. « L’éloigner de la politique est une erreur, mais l’imprégner de la couleur d’un courant politique signifierait sa fin », croit Hendi.
« Au-delà du débat sur le rôle politique d’Al-Azhar, l’institution religieuse est appelée à réviser les fondements de sa doctrine héritée, mais ce ne sera possible que par le biais d’une réelle liberté qui libère Al-Azhar de l’autorité financière, administrative et idéologique de l’Etat », explique le chercheur islamiste Ibrahim Hodeibi.
Dans son dernier article, il estime qu’une réforme de cette institution devrait redéfinir son rôle et la retirer de la compétition partisane. Plus important encore serait de la restaurer en tant qu’acteur actif dans un pays en voie de radicalisation.
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