L'universitaire américain Joshua Landis, un des meilleurs spécialistes de la Syrie, a récemment exposé un certain nombre de réflexions sur l’évolution de la crise syrienne et sur le bilan de la politique syrienne du président Obama.
Dans l’ensemble, il considère que ce dernier a eu totalement raison de ne pas suivre les conseils de ses experts et des puissances sunnites (du Golfe) et de ne pas intervenir. Il défend aussi la stratégie adoptée par Obama, après qu’Assad eut franchi sa fameuse « ligne rouge », en utilisant des armes chimiques contre des civils. L’ex-président américain a alors choisi de négocier un démantèlement de l’arsenal chimique, une stratégie qui lui a été souvent reprochée, y compris par l’auteur de ces lignes.
L’un des grands torts d’Obama est d’avoir placé la barre très haut, en exigeant le départ du chef de l’Etat syrien, alors même qu’il n’avait pas l’intention de se doter ou de doter l’opposition syrienne des moyens nécessaires pour atteindre cet objectif. Un tort secondaire est d’avoir pris beaucoup de temps à réaliser que l’opposition modérée n’existait pas, militairement, et ne pouvait être créée. Mais comment reprocher au président Obama d’avoir refusé de faciliter la chute de Damas et de la Syrie aux mains des djihadistes ? Cette chute aurait été le résultat inéluctable des choix des puissances sunnites appuyant la rébellion.
Au Caire, si l’on souligne que depuis plusieurs années les positions américaine et égyptienne sur la Syrie sont beaucoup plus proches qu’on ne le croit en entendant les discours de chacun, on a tendance à sous-estimer la détermination de l’ancien président américain à faire la guerre au djihadisme, à oublier qu’il a remporté quelques succès importants et qu’il a su exercer de fortes pressions sur les pays dont des ressortissants finançaient le terrorisme. Certes, Obama a longtemps été enclin à faire confiance aux Frères musulmans, mais il a été plus prudent qu’on ne le dit et n’est pas resté aveugle, contrairement à plusieurs de ses collaborateurs. A Washington, nombreux sont ceux qui refusent obstinément d’épouser les thèses du Caire sur la question, et ce, malgré de nombreuses preuves convaincantes. J’explorerai les tenants de cette cécité dans une prochaine série d’articles.
Toutefois, ce qui m’a intéressé dans l’analyse de Landis est autre. Sa thèse centrale se décline ainsi : au Machreq, des côtes libano-syriennes à l’Iran, les chiites ne sont pas une minorité mais ils constituent la moitié de la population totale, voire davantage. En d’autres termes, ceux qui n’ont considéré que la carte confessionnelle syrienne, en oubliant qu’elle s’inscrit dans une carte confessionnelle régionale, se sont lourdement trompés. Une fois l’Iraq « débarrassé » de la férule du président Saddam, le croissant chiite était presque inéluctable. Certes, la Syrie est son ventre « mou », car les chiites ou apparentés y sont minoritaires. Mais penser que les chiites de l’ensemble de la région allaient laisser tomber le régime d’Assad et accepter de voir couper ce croissant en deux serait faire preuve d’une naïveté surprenante. D’autant plus que les sunnites syriens n’ont pas de programme politique commun ; le régime syrien avait des alliés sunnites, notamment dans les classes citadines moyennes et supérieures.
Naïveté surprenante, car les capacités militaires du Hezbollah étaient connues de tous. L’existence d’une brigade Al-Qods était connue. On a peut-être sous-estimé la capacité de l’Iran à constituer des milices de chiites iraqiens ou afghans, à puiser dans les viviers chiites de la région et à envoyer des dizaines de milliers de combattants en Syrie, mais ceci ne justifie pas la négligence de l’existence de réserves, d’alliés et d’une volonté farouche de se battre, pour le régime Assad. Une petite digression pour un témoignage personnel : au moins, deux personnalités de l’opposition syrienne m’avaient prévenu, dès mai 2011, que le régime pouvait tenir longtemps. Se sont-elles tues ? N’ont-elles pas été écoutées ? Je n’en sais rien. J’ai cru comprendre que plusieurs responsables saoudiens étaient également sceptiques concernant une possible chute rapide du régime …
Face à l’armée syrienne, même fortement diminuée, au Hezbollah, aux milices chiites et aux gardiens de la Révolution iranienne, quelles troupes aligner ? Nous touchons là le coeur du dilemme des sunnites non islamistes ou des partisans occidentaux de la révolution syrienne. L’Administration américaine s’est couverte de ridicule en tentant de créer de toutes pièces une armée « modérée » ; dépensant des centaines de millions de dollars sans aucun résultat, si ce n’est voir les armes livrées aux « modérés » atterrir chez les djihadistes. Si j’ai bien compris Landis, dans le meilleur des cas, elle aurait dû s’appuyer sur des notables ou plutôt des seigneurs de guerre locaux, peut-être populaires dans leurs fiefs respectifs mais sans influence à l’échelle nationale et peu désireux de coordonner avec un commandement supérieur. Une armée nationale d’opposition modérée s’est avérée être une gageure ...
Les seuls combattants sunnites aguerris, opérationnels, disciplinés, étaient les djihadistes, mais ces derniers avaient un agenda international, transnational, ciblant tous les Satan, grands et petits. Ils avaient planifié des actes de terreur dans le passé et continuaient à le faire. Bref, une option inacceptable pour les capitales occidentales … Que faire ? A suivre ....
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