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Les Egyptiens en mal d’amour

Manar Attiya , Manar Attiya , Manar Attiya , Mardi, 10 janvier 2017

Difficultés financières, violence conjugale, indépendance de la femme ou simplement problème de dialogue, le couple égyptien va mal et serait moins propice à surmonter les contrariétés de la vie à deux. Résultat, près d'un mariage sur deux finit par un divorce. Arrêt sur un phénomène social qui prend de l'ampleur.

Les Egyptiens en mal d’amour
240 cas de divorce sont prononcés chaque jour par les tribunaux de la famille à travers tout le pays. (Photo : Mohamad Abdou)

De 7 % à 40 %. Telle est l’augmentation faramineuse du taux de divorce en Egypte au cours de ces cinquante dernières années. Autrement dit, 3 millions de divorce tous les ans, et ce, d’après une étude conjointe effectuée par les Nations-Unies et le Centre d’informations et de prise de décision du Conseil des ministres. Des chiffres qui ne cessent de grimper : en 1996, l’Organisme central de mobilisation et des statistiques (Capmas) indiquait que le nombre de divorces annuel atteignait les 69 219 cas par an. En 2008, ce nombre est passé à 84 430. Et en 2015, une hausse vertigineuse a été notée : il est passé à 199 867. Autant de chiffres qui classent l’Egypte, selon l’Onu, au premier rang en matière de divorce à travers le monde. 240 divorces sont prononcés chaque jour par les tribunaux de la famille à travers tout le pays. Ce qui revient à dire que, toutes les six minutes, un couple se sépare en Egypte : 34 % lors de la 1re année de mariage, et 12,5 % lors de la 2e année, le reste à partir de la 3e année de mariage.

En fait, outre les divorces à l’amiable, la loi du kholea, promulguée en 2000, a facilité les procédures de divorce : elle garantit à la femme d’obtenir le divorce en contrepartie d’un renoncement à ses droits financiers. Ce qui a permis à de nombreuses femmes d’obtenir le divorce rapidement, alors qu’autrefois, cela prenait des années avant qu’une femme ne puisse retrouver sa liberté.

Des choix dictés par les autres

Or, la loi du kholea n’est pas la raison à l’origine de la multiplication des divorces, elle n’a fait que faciliter les démarches. Et dévoiler le plus grave : en Egypte, le couple va mal. Et ce, pour de nombreuses raisons.

D’abord, celle du choix du conjoint. En effet, ce choix répond à une panoplie de critères sociaux d’abord. Avec en premier lieu le diktat de l’âge et la peur, pour les femmes, de devenir vieille fille. A l’exemple d’Amal, qui était harcelée par ses parents. « Ma mère craignait que je ne sois taxée de vieille fille, elle ne cessait de penser à ce ibn al-halal (le prétendant) qui viendrait frapper à notre porte », se souvient la jeune femme. Malgré sa brillante carrière aux Nations-Unies, son entourage, surtout sa famille, focalisait sur le mariage. « Plus tu prends de l’âge plus tes actions vont baisser », lui rabâchait sa mère. Face à la pression, la jeune fille accepte de se marier sans grande conviction avec Ahmad, un fonctionnaire dont le salaire ne dépassait pas les 1 000 L.E., et avec lequel elle a eu trois enfants. Résultat, Amal a dû assumer toutes les responsabilités financières du ménage. Au fil des ans, elle en a eu marre de mener une vie pareille et a pris la décision de divorcer. Outre cet exemple particulier, le choix du conjoint répond à des critères bien précis : classe sociale, niveau matériel, famille, etc. Et l’amour, l’entente, la compatibilité dans tout ça ? Le plus important arrive souvent en queue de liste.

La crise économique en toile de fond

Selon l’étude de l’Onu, la raison essentielle des échecs conjugaux au cours de ces dix dernières années, c’est la crise économique. Avec une inflation galopante, les ménages égyptiens ont vu leur niveau de vie chuter. Et les problèmes financiers ont ébranlé de nombreux foyers.

C’est aussi le cas de Afaf, 33 ans, divorcée depuis 4 ans. « Dès le début de notre mariage, j’ai beaucoup soutenu mon mari financièrement. C’est moi qui subvenais aux besoins de ma famille, qui payais les frais de scolarité, etc. Mon mari n’était qu’un décor social pour dire aux gens que j’avais un homme dans ma vie, il n’assumait aucune responsabilité », regrette-t-elle.

« Dans la vie d’un couple, l’argent est un motif classique de dispute qui peut conduire tout droit au divorce », note la sociologue Azza Korayem. « Et pas seulement parce que le manque d’argent prive le couple de tout divertissement, alors que les voyages, les dîners en amoureux et ces choses-là ravivent le couple. Ce qui est plus grave, c’est que l’argent crée des tensions dans le couple. La personne en difficulté financière peut se sentir coupable, mal à l’aise, déprimée, surtout si c’est l’homme. Et la personne qui a de l’argent peut avoir l’impression que l’autre en profite, surtout si c’est la femme », poursuit Azza Korayem. Tout cela se transforme en disputes, en rancoeur et en ressentiments. Et quand tout cela s’accumule, le couple craque.

De même, les difficultés financières auxquelles font face les jeunes couples, doublées d’une éducation qui tend à gâter les enfants, font que les jeunes restent souvent dépendants de leur famille. Et, souvent, l’aide financière fournie par les parents de l’un des conjoints est devenue indispensable, ce qui les empêche d’assumer leurs responsabilités et d’être indépendants. « Comme notre revenu ne suffisait pas, ma belle-mère nous versait 5 000 L.E. par mois. En échange, elle se donnait le droit d’imposer son diktat, par exemple elle insistait pour partir avec nous en vacances, ou s’immisçait dans le choix de l’école de nos enfants, et même dans d’autres détails concernant notre vie de couple », raconte Samir Zayan, fonctionnaire et père de deux enfants. Une situation devenue insoutenable pour lui : après huit ans de mariage, il décide de plier bagage.

Travail de la femme et violence conjugale

Les Egyptiens en mal d’amour
Les enfants sont les principales victimes du divorce.

Ces difficultés financières vont de pair avec des changements sociaux et culturels, qui ont, eux aussi, contribué à la hausse du taux de divorce. Autrefois, on ne divorçait que pour des raisons extrêmes, et les femmes, plus soumises, tendaient à accepter leur sort. Et, surtout, elles ne travaillaient pas, donc, étaient complètement dépendantes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’indépendance financière des femmes a changé beaucoup de choses. Pas parce que la femme se voit plus forte, mais souvent parce que cette indépendance lui permet de claquer la porte si ça va mal. On voit souvent des femmes se plaindre d’assumer, seules, toutes les responsabilités. Et elles finissent par ne pas trouver l’importance de ce mari, devenu, encombrant sans plus.

« Nous sommes cinq à la maison, dont trois ados de 15, 17 et 19 ans. Alors que tout le monde salit, la seule personne qui doit nettoyer la maison, laver le linge, le repasser et préparer à manger, c’est moi », confie Racha, comptable dans une banque privée. Maltraitée par son mari, elle a fini par divorcer. « Il ne sait rien d’autre que frapper. Une année avant le divorce, il avait quitté son boulot et était devenu encore plus violent. Il consommait même de la drogue », raconte Racha qui a 3 enfants. Très souvent, elle allait se réfugier chez ses parents, mais ces derniers l’obligeaient à retourner chez elle, car ils n’avaient pas les moyens de la prendre en charge avec ses enfants. Lors de la dernière dispute entre eux, il lui avait cassé une jambe. Aujourd’hui, elle se sent fautive d’avoir épousé un homme riche, plus âgé qu’elle.

La violence conjugale est en fait l’une des principales raisons du divorce. D’après l’ex-ministre de la Santé, Dr Adel Adawi, la violence à l’égard des femmes a augmenté en Egypte. Aujourd’hui, une femme sur trois est victime de violence conjugale. 47 % des femmes mariées sont exposées aux violences physiques, dont 33 % sont infligées par les maris. La violence exercée par certains maris n’a rien d’anecdotique. « Cette violence serait l’une des formes les plus courantes et concernerait tous les pays et toutes les classes sociales sans exception », note avec précision la sociologue Azza Korayem.

Or, la violence conjugale ne touche pas seulement les femmes. C’est le cas de Hani Labib, fonctionnaire, âgé de 40 ans, qui a pris la décision de divorcer. « Dans mon cas, l’équation a été inversée. Ma femme était très agressive. Un jour, je recevais des coups de poing, un autre, des griffes, des gifles, et j’en passe, sans compter les mots méchants qu’elle me lançait. Elle ne s’est jamais arrêtée », confie Hani. Selon le Centre national des recherches en criminologie, 11 000 procès-verbaux ont été dressés en 2014, dans les commissariats, par des hommes victimes de violence conjugale. Et ce n’est pas tout. Selon une étude lancée par le Centre des crimes et de la violence dépendant de l’Onu, en Egypte, les femmes occupent le premier rang mondial dans la liste des épouses qui battent leurs conjoints.

Absence de dialogue

Les Egyptiens en mal d’amour

Mais au-delà de tous ces aspects matériels, qu’en est-il de la relation de couple à proprement parler ? « Autrefois, le couple tentait par tous les moyens de trouver des solutions à ses problèmes. Ils se disaient : Nous allons réussir, nous avons des enfants, il faut surmonter les difficultés, et assumer nos responsabilités », explique Suzanne Abdel-Méguid, conseillère en matière des relations conjugales. Ce n’est plus le cas. « De nombreux couples, les jeunes en particulier, sont persuadés que tout doit fonctionner d’emblée, automatiquement. Au moindre problème relationnel ou sexuel, ils concluent que la relation est vouée à l’échec. Et donc, ils ne se donnent pas la peine d’essayer de surmonter à deux les difficultés. Habitués au zapping, à la consommation, donc à combler toutes leurs envies et tous leurs manques dans l’instant, ils ont du mal à supporter la frustration et à fournir des efforts qui ne portent pas leurs fruits immédiatement. Ils ignorent que le couple et la sexualité ne vont pas de soi et se construisent avec le temps », dit la conseillère conjugale.

Les jeunes couples ont tendance à ne plus savoir dialoguer. Convaincus que les mots sont inutiles pour se comprendre quand on est fait l’un pour l’autre. Au nom du mythe de l’amour parfait, « instinctif », « ils oublient que la communication est indispensable pour apprendre à se connaître. Comment, sans les mots, découvrir les envies, les besoins de l’autre ? Ou entreprendre des projets ? Sans échange, difficile de ne pas s’exposer à la déception amoureuse. Du coup, on se rend compte, un jour, que ce compagnon n’est pas du tout celui que l’on croyait », note Dr Abdel-Nasser Omar, conseiller conjugal et familial.

En effet, l’absence de dialogue entre le couple nourrit quiproquos et frustrations : « A quoi bon lui dire ce que je pense ? Je sais déjà ce qu’il va me répondre ». Persuadés de se connaître parfaitement, les conjoints estiment que parler ne changera rien. Chacun colle une étiquette sur l’autre et vit « à côté de » au lieu de vivre « avec ». C’est oublier que la richesse et la force du couple viennent de ce que l’on ne finit jamais de découvrir l’autre et d’apprendre à se connaître à travers lui.

Et les couples, aussi bien les femmes que les hommes, ne cessent de se plaindre : « Il ne me parle pas assez », « Elle ne voit jamais les efforts que je fais », « Sexuellement, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde », « Quand je veux, c’est elle qui ne veut pas » ... sont les plaintes le plus souvent entendues en consultation. Tous témoignent de ce déni de la différence qui finit par faire du couple un champ de bataille.

Il y a aussi le background duquel vient chacun et qui a sans doute un impact sur la vie du couple. A citer par exemple la relation père-fille avant le mariage qui mène, parfois, aux conflits. Ayant eu un père autoritaire, Nada a aimé Salah parce qu’il en était l’exact opposé. « De ce fait, j’avais pu investir tout l’espace de la maison, je gérais tout, je prenais les décisions. Et ce rôle qui me satisfaisait a fini par m’étouffer. Salah se trouvait pris dans mes contradictions : je lui reprochais d’être à la traîne, alors que je l’avais aimé parce que, justement, il ne m’imposait rien », dit Nada.

Selon le Dr Ahmad Abdallah, psychanalyste et thérapeute de couple, « de manière générale, le choix d’un partenaire est lié, souvent, à son histoire. Le sentiment amoureux tire son origine dans l’histoire du manque initial qui, par définition, ne saurait être comblé ». En formulant ses critiques, Nada aurait dû prendre conscience que la crise que traversait son couple appartenait à son passé et non à son histoire avec Salah. Et si la vie est bien loin d’être un long fleuve tranquille, et c’est malheureusement le cas, les couples ne veulent pas l’accepter.

De plus, aujourd’hui, ils sont exposés à beaucoup de facteurs externes qui mettent de l’huile sur le feu. « Des chaînes privées diffusent des programmes abordant les problèmes de couple et du statut personnel. Des films et des feuilletons racontent les histoires de couples déchirés. Les femmes, comme les hommes, ne peuvent s’empêcher d’évaluer leurs échecs », analyse le sociologue Ahmad Yéhia Abdel-Hamid.

A cela s’ajoute le facteur du temps qui passe. Très souvent, l’homme découvre que sa femme a changé. « Nous n’avons plus rien en commun : Par exemple, j’aime sortir avec des amis, alors que mon épouse préfère dormir. Elle ne prend plus soin de sa maison, ni même de ses enfants. J’aime aller au cinéma, elle, pas du tout. Ces petits détails qui semblent anodins font qu’il n’y a pas d’atomes crochus entre nous, et cela ne m’encourage pas à continuer à vivre avec elle », confie Abdel-Rahmane, comptable au sein d’une banque privée. D’après lui, si certains couples acceptent de mener un train de vie routinier, d’autres refusent pour une seule raison : « On a une seule vie et il faut la vivre pleinement. Mieux vaut être seul que mal accompagné », conclut-il.

 

Les réseaux sociaux et la banalisation du divorce

Si la hausse du divorce est un phénomène nouveau, sa banalisation l’est tout autant. Et le divorce ne semble guère gêner les femmes qui préfèrent se séparer de leurs conjoints que de vivre malheureuses. Ces cinq dernières années, les déboires conjugaux ont fait un tollé sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram. Les sites de rencontre se sont multipliés et sont devenus des espaces de débat et de partage. Le nombre de pages concernant ce sujet est en hausse, « Divorce à 100 pour 100 » compte 12 028 fans, « Mon divorce, début d’une nouvelle vie » a atteint les 33 810 et pour « Fadfada et histoires de femmes », le nombre est estimé à 138 402.

A travers ces pages Facebook, des femmes confient aux internautes leurs problèmes de couple dans l’espoir de trouver une solution. Sur la page « Banque égyptienne du mariage » qui compte 44 131membres, les internautes expliquent, à travers leurs expériences, les motifs du divorce en Egypte et les moyens de pallier les désaccords. Une page créée au début de l’année 2011 par Hélal Al-Ményawi et qui a également lancé en mars 2016, sur les réseaux sociaux et les médias, une campagne portant le nom « Le divorce, ça suffit ». Ce sujet l’intéresse particulièrement puisque quelques-uns de ses amis et même sa soeur sont passés par une telle expérience. Sur sa page Facebook, il donne des conseils pour résoudre les problèmes et éviter le divorce. Idem, dans son émission intitulée « La vie et le divorce ». « Par le biais de cette page, nous essayons de freiner le nombre de divorce en donnant quelques conseils : la fidélité, l’importance d’un couple soudé, accepter l’autre tel qu’il est et éviter les frictions permanentes et surtout maintenir le dialogue entre mari et femme », confie l’administrateur de la page.

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