L’homme du crépuscule, c’est Iteb, jeune Tunisien qui rejoint son père dans une ville du nord de l’Europe. Cet exil, il ne l’a jamais rêvé et pas vraiment choisi, il lui est imposé par sa mère, furieuse d’avoir été abandonnée par son mari. Elle lui envoie son fils qu’elle semble juger tout autant coupable de la faute paternelle. Difficile de commencer plus mal : Iteb est casé en pension, négligé par son père qui voudrait pourtant qu’il fasse une brillante carrière. Il n’en sera rien. Malgré un diplôme honorable, Iteb se retrouve gardien de parking, il arrive à peine à vivre. Son frère le rejoint et commence par brûler la vie par les deux bouts avant de sombrer dans la dépression, sans qu’Iteb puisse l’empêcher de plonger.
Racisme, pauvreté, égoïsme et indifférence des siens, Iteb s’avère incapable de trouver une place que personne ne lui fait. S’il tient, c’est grâce aux souvenirs sucrés de ses jeunes années tunisiennes : le soleil, la plage et son amour d’enfance, Leila. « Je veux retrouver ces temps-là, les coquillages sous nos pieds alors que nous courions sur le rivage, le chemin de sable qui nous menait, main dans la main, au vendeur de beignets de Kheireddine, les rires des enfants de notre âge qui nous taquinaient, qui pointaient leur index vers nous et nous demandaient : vous vous aimez ? (…) Ma nostalgie se déroulait à mes pieds ». Malheureusement, les retours au pays ne se passent pas bien, la mère de Leila refuse qu’il épouse sa fille, alors que les contradictions et secrets de sa famille à lui éclatent au grand jour. Finalement, Iteb réalise qu’il n’a jamais connu que l’exil, même lorsqu’il était encore au pays. A cause de sa peau noire, des origines de son père, des mensonges tissés depuis des années et qui ont entravé les siens ; auprès même de sa propre mère dont l’affection est rare et pétrie par trop de non-dits.
Oum Kalsoum en bande son
L’écriture de Sonia Chamkhi, précise et sensuelle, raconte aussi bien la poisse de la solitude que la douceur du littoral, le froid mordant de l’Europe autant que les tourments et les angoisses d’un jeune homme perdu. La mélancolie qui accompagne le roman est entretenue par les refrains des chansons d’Oum Kalsoum. C’est par amour de la diva qu’Iteb apprend l’oud en autodidacte, l’instrument lui permettra de trouver une sorte de famille d’accueil dans un cabaret oriental de Bruxelles où il est « chanteur de l’aube et de seconde catégorie » pour une audience de « petites gens au parcours en lambeaux mais qui font du moment présent une philosophie de vie. Lorsqu’ils sont saouls, ils sont fragiles comme des enfants et ils s’émeuvent de la moindre note, de la plus humble des paroles ». C’est quand il se décide à affronter la vérité de ses origines, qu’Iteb se trouve finalement et peut s’inventer un destin.
Dans ces pages, il accroche aussi son histoire personnelle à la révolution tunisienne : « Je suis exilé et pauvre, j’ai laissé derrière moi un amour au goût de l’absolu et un pays entier où je n’avais pas ma place. Mais je suis également plus que cela. Mes racines ce sont mes désirs indomptables de vivre et mes rêves obstinés, je fais partie de cette minorité qui possède le privilège insensé d’être née pour les mener jusqu’au bout. Sans elle, le monde n’aurait ni poètes, ni musiciens, ni révolutionnaires, ni la moindre grandeur ». En 2008, Sonia Chamkhi publiait La Femme de l’aube, primé à plusieurs reprises. A travers l’histoire et les lettres de Leila, s’esquissait, en creux, un portrait de l’aimé absent, Iteb. Dans L’Homme du crépuscule, c’est l’absent qui prend la parole, forge des mots et livre les clés de sa propre histoire : un champ contre champ émouvant à plusieurs années d’intervalle .
Stéphanie Wenger Sonia Chamkhi, L’Homme ducrépuscule, Arabesques. Tunis,2013
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