« C’est une plongée longue, sombre, infernale dans les délices empoisonnés des stupéfiants, une chute qui vous marque à vie », raconte Samir Ezzeddine, ancien toxicomane. « Votre vie vire au cauchemar, un vrai calvaire au quotidien. Il suffit de dire que je n’arrivais pas à trouver de boulot car personne n’osait me faire confiance », poursuit Samir, 35 ans, et dont l’addiction à la drogue a duré 22 ans. Il a commencé à consommer des stupéfiants à l’âge de 13 ans et, d’un simple joint, il est passé à l’héroïne. « Au début, on se dit que c’est seulement pour essayer, ensuite, on en reprend pour le plaisir et sans se rendre compte, cela se transforme en un besoin quotidien, une addiction », témoigne-t-il. La situation a commencé à se détériorer. Son comportement avait changé à tel point qu’il avait perdu tout contrôle sur lui-même. « Au fil du temps, j’ai découvert que je ne pouvais plus rien faire sans avoir pris ma dose », ajoute-t-il. Durant cette période, Samir raconte avoir été déconnecté du monde : plus de vie sociale, plus de travail. « Mon cercle social était devenu très restreint, seulement quelques amis, qui étaient aussi des toxicomanes. Le matin, la première chose à laquelle je pensais, c’était comment faire pour avoir ma dose du jour », se rappelle-t-il.
Et, là commençait le pire : trouver de l’argent coûte que coûte. Il en volait à sa mère, divorcée, ou à son patron, menuisier, lorsqu’il travaillait encore. Il lui est même arrivé de dérober des planches de bois, un lit ou une chaise de l’atelier où il travaillait, pour aller les vendre à un prix dérisoire. Résultat, il est viré. Pendant cette période, la drogue était devenue pour Samir une armure qui lui donnait confiance en lui. Et après cette longue descente aux enfers, c’est quand il est arrivé au fond du gouffre qu’il s’est rendu compte du mal qu’il causait à ceux qu’il aimait et qui l’aimaient, il a décidé d’arrêter. Un autre long chemin difficile avant de s’en défaire complètement. Aujourd’hui, Samir est guéri de son addiction à la drogue, mais il ne parvient toujours pas à trouver de boulot. A chaque porte qu’il frappe, c’est la même réponse qu’il reçoit : « C’est vrai que tu as arrêté de prendre de la drogue, mais nous ne pouvons ni t’embaucher ni te faire confiance », lui dit-on, non sans amertume.
Une initiative prometteuse
(Photo : Moustapha Emeira)
Et c’est bien à cause de cette stigmatisation de la société que le ministère de Solidarité sociale a lancé une initiative intitulée « Une nouvelle vie ». Cette initiative lancée en novembre 2016 est la première du genre en Egypte et au Proche-Orient. Le ministère de la Solidarité sociale et le Fonds de lutte et de traitement de la toxicomanie ont signé un protocole d’accord avec la Banque sociale Nasser, afin de procurer des crédits à ces ex-drogués pour monter de petits projets et les aider à subvenir à leurs besoins et ceux de leurs familles. Ces prêts varient entre 35 000 et 85 000 L.E., et ce, conformément à la nature du projet et aux conditions de vie de chacun.
« Nous étudions chaque cas. Je me souviens d’un jeune drogué impliqué dans un vol et qui avait écopé d’une peine de 10 ans de prison. Sa demande de prêt a été rejetée. Parmi les 600 demandeurs de prêt, seuls 10 ont été acceptés », précise Dr Ahmad Al-Kottaimy, directeur responsable de la ligne rouge n°16023 dépendant du Fonds de lutte et de traitement de la toxicomanie. Mais quelles sont les conditions d’un tel prêt ? La personne doit prouver qu’elle a arrêté depuis au moins un an. Elle doit également se présenter, une fois par mois, au centre du fonds pour que le personnel s’assure qu’elle n’a pas rechuté. De plus, elle doit faire preuve de bonne conduite et avoir un casier judiciaire vierge.
Lors d’un colloque organisé le mois dernier au sein du ministère de la Solidarité sociale, la ministre Ghada Wali a décerné les trois prêts à trois ex-toxicomanes en présence du ministre de la Culture, Helmi Al-Namnam, de plusieurs comédiens et comédiennes dont Sawsane Badr, Mima Chamy, Mahmoud Abdel-Moghni et du réalisateur Hamed Saïd. Le 1er prêt, estimé à 85 000 L.E., a été décerné à Ihab Adel. Cet argent va l’aider à acheter un microbus. Ramadan Hussein a obtenu le deuxième prêt, soit 50 000 L.E.. Il compte ouvrir un salon de coiffure pour hommes. Le 3e a été attribué à Essam Abdel-Réhim. Celui-ci veut acheter un tricycle sur lequel il pourra vendre des légumes et des fruits. De même, au cours du même événement, un prix a été décerné au casting d’un court métrage dont Sawsane Badr, Mahmoud Abdel-Moghni, Mima Chamy et le réalisateur Hamed Saïd. Un film de 15 minutes, qui parle de tous les aspects négatifs de la toxicomanie, la souffrance du drogué au quotidien et de sa famille qui ne sait quoi faire face aux problèmes découlant de la drogue, toujours sans solutions.
Miser sur la réinsertion
La toxicomanie touche plusieurs facettes de la vie de l'individu et de son entourage.
(Photo : Moustapha Emeira)
Ce genre d’initiative donne une lueur d’espoir à tous ceux qui, stigmatisés, continuent de braver bien des défis. Et ce n’est pas la seule. Consciente que la réinsertion est la condition sine qua non pour éviter une éventuelle rechute, l’ONG Wahét Al-Amal (oasis de l’espoir) apporte son soutien aux anciens toxicomanes et à ceux qui veulent arrêter. Ce centre de réhabilitation, qui porte pour slogan « Non à la drogue, oui à la vie ! », est situé à 90 km sur la route Le Caire-Alexandrie, en plein désert, un choix qui n’est pas anodin : il s’agit de couper totalement du monde ceux qui ont décidé de se défaire de leur addiction à la drogue. En face du bâtiment blanc, trône un panneau qui résume, à lui seul, la raison d’être de l’établissement : redonner l’espoir. Créée en 2001, cette ONG a pour objectif la réhabilitation et la réinsertion des drogués et alcooliques.
Un court métrage par Hamed Saïd, primé par le ministère de la Solidarité sociale.
(Photo :Mohamad Abdou)
En signe d’encouragement, un certain nombre du personnel sont d'anciens drogués, dont Khalil. « L’année de l’inauguration de ce centre coïncide avec ma libération de la drogue. Un ancien toxicomane comme moi comprend la souffrance d’un drogué, puisque je suis passé par les mêmes étapes », dit-il. Là, dans ce centre, il aide les jeunes à se débarrasser de leur addiction à la drogue. « La toxicomanie touche plusieurs facettes de la vie de l’individu et son entourage. Même s’il est sevré, il se sent pointé du doigt et même rejeté, surtout quand cette personne va demander en mariage une fille habitant le même quartier que lui », confie Khalil. Lui, qui ne consomme plus de drogue depuis 15 ans, a décidé de se marier, fonder un foyer. Quand il était toxicomane, aucune fille ne l’a accepté. Le jour où il a cessé de prendre de la drogue, il a dévoilé son amour à Zeinab, sa voisine, devenue aujourd’hui sa femme. Elle l’aime, mais craint qu’il ne rechute. « Avant de me marier avec lui, je me suis rendue au centre de réhabilitation où il a suivi sa cure de désintoxication, et j’ai discuté avec les médecins pour m’assurer de son état. Ensuite, j’ai pris ma décision, celle de l’accepter comme mari », confie Zeinab, qui a deux enfants.
Si Khalil a eu la chance de se marier et de trouver du boulot, ce n’est pas le cas de tout le monde. Le plus dur reste, en effet, la réinsertion dans la vie professionnelle. Il existe, au sein de cette ONG, à cet effet différents ateliers de formation : couture, menuiserie, réparation de téléphones portables. Une fois son séjour au centre terminé, il sort en ayant appris un métier pour l’avenir. « Une fois ma cure de désintoxication terminée, j’avais deux options, soit partir au Koweït pour travailler ou rester à Tanta, ma ville natale, et risquer de rencontrer mes amis d’infortune. J’ai donc décidé de partir au Koweït, loin des mauvaises fréquentations qui m’ont fait connaître l’enfer de la drogue », dit Amer, professeur d’arabe, convaincu que la cure de désintoxication lui a permis de se reconstruire. Amer raconte qu’il a dû changer de numéro de portable, ouvrir un nouveau compte Facebook, une façon de filtrer les amis et de se débarrasser des mauvaises fréquentations.
Changer de cercle d’amis est aussi un autre défi pour éviter de rechuter. C’est pourquoi le jeune doit passer par cette longue période d’abstinence, 6 mois au minimum, le temps de permettre au corps de se vider de ces toxines et lui permettre de vivre sans drogue. Il doit rester dans un lieu protégé, loin de ses mauvaises fréquentations, afin d’éviter les tentations multiples. « Avant tout, il doit couper tous les liens avec les toxicomanes qu’il fréquentait et apprendre peu à peu à voler de ses propres ailes. Quand un jeune sort d’un sevrage, il est encore trop fragile pour se jeter dans la vie. Donc, notre rôle est de le convaincre de rompre sa relation avec quiconque consommant de la drogue pour ne pas être tenté d’en reprendre », note Dr Tamer Hosni, psychiatre au sein du Fonds de lutte et de traitement de la toxicomanie.
Les femmes plus vulnérables
Le montant des prêts offerts aux personnes rétablies varie entre 35 000 et 85 000.
(Photo : Moustapha Emeira)
Et si le stigmate demeure à l’encontre des hommes, les femmes (20 % des drogués en Egypte) ont plus de difficulté à retrouver une vie saine. Les familles de celles-ci sont beaucoup plus préoccupées à cacher le problème, plutôt que d’aider leurs filles à se désintoxiquer. En fait, toxicomanie et prostitution sont étroitement liées. Souvent, les parents préfèrent remédier à ce problème à leur manière en enfermant leurs filles à la maison alors qu’elles ont besoin d’un soutien psychique. Par ailleurs, on ne donne pas la même chance de traitement aux filles qu’aux garçons, si elles passent par la même expérience. « Sur un total de 2 000 patients qui fréquentent les centres de désintoxication dans les hôpitaux publics, 97 % sont des hommes et 3 % sont des femmes, dont 15 % sont enceintes ou allaitent leurs bébés. Sur les 17 hôpitaux publics qui prennent en charge les drogués, seuls 3 offrent un service pour les femmes et un pour les adolescentes dont l’âge varie entre 12 et 19 ans. D’ailleurs, sur les 565 lits réservés dans les hôpitaux, 55 seulement sont destinés aux femmes », explique Dr Nada Aboul-Magd, directrice de l’administration de la toxicomanie au secrétariat général de la santé psychique.
Et même si la femme guérit de sa dépendance à la drogue, d’autres problèmes l’attendent. Elle n’aura pas la chance de trouver un mari en dehors du monde de la toxicomanie. Par contre, l’homme peut tourner la page et commencer une nouvelle vie. Selon Dr Nada, une femme désintoxiquée peut rechuter. En rentrant chez elle, elle va retrouver son compagnon qui consomme encore de la drogue. « Beaucoup d’entre elles ont été initiées à la drogue par leurs conjoints, si elles reprennent leur vie commune avec ces conjoints, elles risquent gros », conclut Dr Amr Osman.
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