« Microbus réservé aux femmes, uniquement aux femmes ! Madinet Nasr, Abbas Al-Aqqad, Moustapha Al-Nahhas ! », crie un jeune garçon accroché à la porte d’un microbus en marche pour signaler sa destination. Ce genre de véhicule blanc bordé d’une rayure bleue vient de faire son apparition dans certaines rues du quartier de Madinet Nasr, au Caire. Un groupe de jeunes filles portant des gilets fluo encourage la gent féminine à le prendre. Femmes voilées ou pas, d’autres plus âgées, des étudiantes, des fonctionnaires et des femmes au foyer n’hésitent pas à monter à bord, ne serait-ce que pour vivre l’aventure. Elles prennent place, toutes souriantes, et quelques-unes s’attardent à lire les affiches sur le parebrise pour s’informer des règles à suivre dans ce mode de transport d’un genre nouveau.
De 16h à 20h, le véhicule sillonne les quartiers et les avenues embouteillées de Madinet Nasr et peut transporter 14 personnes. C’est Fatima Badr, responsable de la commission de la femme au parti Masr Al-Qawiya, présidé par l’islamiste modéré Abdel- Moneim Aboul-Foutouh, ex-candidat à la présidence, qui en a eu l’idée. « Les femmes doivent bénéficier d’un environnement décent surtout si elles sont obligées de sortir de chez elles pour aller travailler. Nous avons besoin de transports publics qui respectent la femme », lance Fatima Badr, 29 ans, qui habite Madinet Nasr depuis toujours.
Elle ajoute qu’en tant que femme active, elle a du mal à trouver un moyen de transport respectueux des convenances. Elle, qui sort de chez elle à 7h du matin et ne rentre qu’à 16h30, heure de pointe, a eu l’idée de proposer aux femmes un transport qui les respecte. « A partir de 15h, les bus, minibus et microbus sont toujours bondés. Je me suis rendue compte que nous, les femmes, qui prenons ces transports publics subissons toutes sortes de harcèlement », poursuit Fatima. D’après le rapport publié par le Centre égyptien des droits de la femme (ECWR), 83 % des Egyptiennes et 98 % des femmes étrangères sont victimes de harcèlement. 60 % des hommes admettent harceler les femmes verbalement. « Quand on leur demande les raisons, les hommes reprochent aux femmes la façon dont elles sont habillées, alors que 70 % des femmes interrogées ont affirmé porter le voile », signale le rapport.
C’est que le harcèlement est devenu un fléau qui pollue le quotidien des Egyptiennes. Mais l’apparition du microbus pour femmes a immédiatement animé les discussions. « Imaginez-vous, dans le métro, une main baladeuse, perdue dans l’anonymat de la foule pendant les heures de pointe, un homme se permettant de suivre une femme avec insistance, de la serrer de trop près, d’émettre ces petits bruits de bouche et ces petites réflexions qui rappellent constamment qu’une femme est d’abord un objet de convoitise sexuelle. Ni le port du voile ni l’alliance au doigt ne freinent leurs ardeurs collantes : ils laissent en toute impunité s’exprimer leurs obsessions. Les atteintes à la dignité des femmes sont quotidiennes dans les transports publics. Je salue toutes celles qui ont eu cette idée », dit Badriya, jeune fille portant un jean. Pour lancer son initiative, Fatima s’est mise d’accord avec un chauffeur de microbus, lui proposant de doubler le prix du ticket. C’est la première fois qu’un microbus pour femmes circule dans les rues de la capitale. Le but étant de tester si la rue est prête à accepter une telle idée.
C’est le parti Masr Al-Qawiya qui s’est chargé de payer les frais de cette tournée ce jourlà. « Je travaille dix heures par jour, si je perds deux ou trois heures en faisant monter uniquement les femmes, mes gains vont baisser », a d’abord déclaré Achraf, le chauffeur. Finalement, il a accepté contre une augmentation du prix du ticket. Au volant, Achraf est détendu, il respecte même les sens interdits, marque un temps d’arrêt à chaque carrefour et s’arrête à chaque fois qu’on lui fait signe. Bien entendu, seules les femmes et les jeunes filles sont autorisées à monter à bord. Son parcours est long de 6 km, aller-retour. Rania, une fonctionnaire, lui fait signe de la main. Les yeux écarquillés, elle hésite au départ de monter à bord de ce véhicule, mais dès qu’elle a compris l’idée, elle s’est sentie en sécurité. « C’est la première fois que je vis une telle expérience. Enfin on a pensé à nous », poursuit Rania. Mahmoud Adel, membre du parti Masr Al-Qawiya rappelle l’une des promesses du président Morsi, celle de consacrer des moyens de transport plus décents aux femmes durant les 100 premiers jours de son mandat. « Il n’a pas tenu sa promesse et c’est pourquoi nous avons décidé de le faire à sa place », dit Mahmoud Adel, membre du parti. A l’arrière du véhicule, Soad, une secrétaire de 44 ans, affirme : « Pour la première fois, je ne me sens pas angoissée à l’idée de monter dans un microbus. Dans les transports en commun, beaucoup d’hommes profitent de la moindre occasion. La seule solution pour ne pas avoir de problèmes est d’éviter la mixité dans ce genre de transport ».
Sensibiliser l’opinion
Mais l’avis de Soad ne fait pas l’unanimité. « Les wagons de métro réservés aux femmes n’ont pas mis fin au phénomène du harcèlement. Ce genre de séparation va nous ramener à l’âge de pierre et va accroître ce type de harcèlement envers la femme. Pour en finir avec ce problème, la loi doit être appliquée sévèrement. Celui qui commet un tel acte doit aller en prison », martèle Nihad Aboul- Qomsane, spécialiste des droits de la femme. Même son de cloche chez Rabab Al-Mahdi, activiste. D’après elle, la lutte contre le harcèlement doit commencer par la sensibilisation de l’opinion publique, de sorte que le harceleur soit stigmatisé lorsqu’il commet un tel acte. Il faut aussi encourager les témoins qui assistent à de tels actes à intervenir. « Tenter d’isoler les femmes sous prétexte de les protéger n’est pas la solution. Il s’agit là d’une discrimination de plus contre les femmes », estime Al-Mahdi. Le mouvement Choft taharoch (tu as vu un harcèlement) a exprimé son refus de ces microbus pour femmes. Ce groupe pense que la solution serait de changer la mentalité masculine qui perçoit la femme comme un objet sexuel.
« L’idée de séparer les hommes des femmes nous donne l’impression que l’homme est considéré comme un animal qui cherche sa proie. Cette mentalité est rétrograde », commente l’écrivaine Farida Al-Choubachi, pour qui l’idée du parti islamiste Masr Al-Qawiya est de la pure propagande politique à la veille des élections législatives. D’ailleurs, certains considèrent que cette initiative qui vient de voir le jour risque de bouleverser les critères des transports en commun. Un passant âgé d'une quarantaine d'années, qui vient d’apercevoir ce microbus dans la rue, estime que l’initiative est bonne : « Ainsi, je ne me ferai plus de soucis pour ma femme et mes deux filles qui utilisent les transports en commun ». Samiya, une dame âgée qui a pris place à côté du chauffeur, ne peut s’empêcher de faire quelques commentaires. « Les bus et microbus sont bourrés, surtout aux heures de pointe. Il n’est pas rare que le bus continue à rouler pendant que les femmes montent ou descendent du véhicule. Les passagers se ruent sur l’autobus avant même qu’il ne s’arrête. Là, au moins, on ne risque pas d’être bousculées et l’on peut descendre et monter en toute sécurité », confie-t-elle. Nayera, issue de la couche sociale moyenne, poursuit : « Il est rare que le bus s’arrête complètement pour vous laisser descendre. Debout devant la porte, il faut attendre le moment opportun pour descendre du bus. Seuls les hommes peuvent le faire, car il s’agit là d’un saut périlleux.
Une fois, j’ai tenté de le faire et j’ai eu les deux pieds fracturés ». Nayera, qui passe une heure chaque matin dans les transports en commun, attend impatiemment que l’idée soit appliquée dans tous les quartiers du Caire. « Je pourrai ainsi lire un journal sans être dérangée, regarder par la fenêtre ou même m’assoupir », juge-t-elle. Pour Fatima Badr, une telle idée va de pair avec l’accès au pouvoir des islamistes au pouvoir : « Nous voulons, par le biais de ces petits microbus qui vont circuler dans les rues du Caire, leur faire comprendre que les femmes ont besoin d’un transport à part ». Quant à Laïla, une jeune fille qui patiente au terminus de ce microbus spécial, elle déclare « ne pas pouvoir porter de jugement avant d’avoir vécu l’expérience ». Mais sans doute faudra-t-il un peu de temps pour évaluer la pérennité de l’expérience. Les taxis pour femmes qui avaient fait leur apparition il y a quelques années n’avaient pas réussi à convaincre ...
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