Manifestations en faveur de la démocratie dimanche sur la place Taksim.
(Photo : Reuters)
Malgré l’échec du putsch qui a fait 270 morts il y a une dizaine de jours, le paysage politique turc reste toujours confus. Outre l’imposition de l’état d’urgence pour la première fois depuis 15 ans, Ankara n’a pas observé de pause dans ses purges massives dans l’armée, la justice, l’enseignement et les médias. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 60 000 personnes, dont des militaires, des juges, des fonctionnaires ou des professeurs, ont été arrêtées ou limogées, étant accusées de fomenter le putsch pour le compte du prédicateur exilé aux Etats-Unis, Fethullah Gülen. « Le pouvoir turc exagère. L’influence de Gülen n’est pas si grande en Turquie.
Erdogan se sert de ce putsch pour nettoyer la maison de ses ennemis et prendre le contrôle total de l’armée et de tout le pays. Puisqu’il s’agit d’un putsch militaire, pourquoi cette chasse aux sorcières visant les professeurs d’universités, les médias, les écoles et les fonctionnaires ? Erdogan veut paver le chemin à un amendement constitutionnel pour transformer le régime parlementaire en un régime présidentiel », explique Dr Moustapha Kamel, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire. Là s’impose la question la plus pressante : pourquoi le peuple turc soutient-il son chef malgré ces mesures répressives ? D'abord, parce qu'il considère Erdogan comme l'homme qui a boosté l'économie. Ensuite, parce que l'opposition est faible. Selon Dr Moustapha Kamel, il serait faux de dire que la plupart du peuple soutient Erdogan.
« Ceux que nous avons vus dans les rues la nuit du 15 juillet ne sont pas les 90 millions de Turcs. Jusqu’à présent, on ne connaît pas la réaction réelle du peuple turc. N’oubliez pas que de graves manifestations populaires ont ébranlé le pouvoir du président en 2013, de quoi prouver qu’il ne jouit pas d’une forte popularité », estime l’expert. Cette analyse a sa part de crédibilité puisque des milliers de Turcs ont envahi dimanche la place Taksim à l’appel du premier parti d’opposition, le Parti républicain du Peuple (CHP), en faveur de la démocratie, surtout après qu’Amnesty International eut affirmé avoir des preuves attestant des tortures et des viols des personnes détenues après le putsch. Sur la place Taksim, les manifestants ont rejeté le putsch, tout en affirmant leur « inquiétude » face à la riposte brutale du pouvoir. « La Turquie est laïque et le restera ». « Le pouvoir au peuple », scandaient les manifestants.
Tensions avec l’Occident
Outre cette colère populaire, les mesures répressives prises par le pouvoir turc ont jeté de l’ombre sur les relations entre Ankara et l’Occident. Côté européen, la chef de la diplomatie de l’UE, Federica Mogherini, et le commissaire européen à l’élargissement, Johannes Hahn, ont manifesté leur inquiétude face à ce qui se passe en Turquie, alors que Berlin a affirmé son opposition à des avancées dans les négociations d’adhésion turque à l’Union Européenne (UE). Balayant ces critiques européennes, Erdogan a déclaré : « Ce que les Européens disent ne m’intéresse pas et je ne les écoute pas ». Après une longue phase d’immobilisme, Européens et Turcs avaient fait, fin juin, un pas en ouvrant un nouveau chapitre des discussions qui ont démarré en 2005. Les Européens avaient accepté de le faire dans le cadre de l’accord passé avec Ankara pour contenir le flux de réfugiés cherchant à se rendre en Europe depuis la Turquie. De quoi imposer à l’esprit la question : quel impact auraient ces relations perturbées sur l’accord migratoire ? « Je pense que l’accord migratoire serait enterré. C’est fini. Ankara n’aurait rien à présenter à l’UE pour deux raisons. La première est que la Turquie est enlisée dans un chaos qui va durer longtemps. Le régime turc ne pourrait plus aider l’Europe à freiner le flux migratoire, car il n’arrive plus à contrôler ses frontières ni même à contrôler son pays. La seconde raison est que l’Europe a déjà pris sa décision suite à la série d’attentats terroristes — commis par des Arabes — sur ses territoires. Le club européen va rapatrier tous les migrants dans leurs pays. Il n’est pas prêt à payer la facture de la crise migratoire », explique Dr Norhane Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire.
Outre cette tension avec l’UE, les relations turques — déjà compliquées avec les Etats-Unis — risquent de s’envenimer en raison de la présence en Pennsylvanie de Fethullah Gülen. Cette semaine, Ankara a haussé le ton contre Washington, l’appelant à extrader Gülen. Une demande refusée par le président Barack Obama, justifiant que cette extradition devrait être traitée conformément aux lois américaines. Ce refus américain a mis le feu aux poudres entre les deux pays, surtout après que certains responsables turcs ont mis directement en cause les Etats-Unis. M. Erdogan a lui-même dit que « d’autres pays pourraient être impliqués », sans nommer les Etats-Unis. « Il y a un jeu avec notre armée et cela est lié à des forces extérieures », a accusé Erdogan. Se disculpant de toute « implication » des Etats-Unis, M. Obama a proposé une assistance américaine dans les enquêtes sur le putsch. Selon Dr Norhane Al-Cheikh, Ankara est sûr que Washington a contribué à ce putsch au moins en soutenant Gülen. « Je pense que les Etats-Unis y ont contribué d’une façon ou d’une autre. C’est logique. L’armée turque est fort liée à l’armée américaine. Depuis des décennies, les militaires turcs reçoivent leur formation aux Etats-Unis. Il y a une forte coopération militaire entre les deux pays au sein de l’Otan. Il me semble que Washington voulait se débarrasser d’Erdogan comme il l’avait fait avec l’ex-président pakistanais Pervez Musharraf qui était son allié. C’est la nature des Américains : ils se débarrassent de leurs alliés quand leur rôle finit. Pour les Etats-Unis, Erdogan est devenu une pierre d’achoppement qui entrave leurs plans au Moyen-Orient », analyse l’expert. Avec un isolement international, une instabilité politique, une armée fragilisée, une monnaie affaiblie, un tourisme frappé de plein fouet et une démocratie foulée aux pieds, Erdogan risque son avenir politique. « Il écrit sa propre fin », prévoit Dr Norhane Al-Cheikh.
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