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Mawlana

Traduction de Suzanne El Lackany, Lundi, 11 février 2013

A travers le personnage de Hatem, star de la télévision et cheikh « contemporain », Ibrahim Eissa dissèque la duplicité d’un discours religieux hypocrite. Voici un extrait de son roman Mawlana, sélectionné à la short-list du Booker arabe.

La performance de Hatem était précise, exprimée d’un air sérieux. L’équipe de l’émission se mit à rire très fort. Debout, on observait cette rencontre entre le cheikh et l’artiste-acteur. On savait des choses sur le cheikh que Nader ignorait toujours. Etonné, Nader s’exclama :

— Vénérable cheikh, il s’agit d’un feuilleton diffusé il y a quatre ans pendant le mois du Ramadan. Vous vous rappelez toujours ?!

Hatem répondit :

— Je ne le suivais plus après la disparition de la défunte …

Et il ajouta :

— J’ai entendu dire que ton film a fait un tabac et un million de livres de recettes par jour, tu distribues de la viande à chaque séance ou quoi ?

Désormais, l’état d’esprit du cheikh Hatem se révélait peu à peu à Nader. Il devenait un acteur jouant le rôle d’un cheikh. Nader plaisantait, ce qui fit redire à Hatem :

— De la viande … Et pourtant, l’héroïne du film est une demoiselle si maigre qu’elle donne l’impression d’un squelette enrobé de la mélasse d’un bâtonnet de friandise.

mawlana 2

Ce soir-là, Nader ne le quitta pas. Il l’attendait à la fin de l’émission. Il l’emmena à l’hôtel où le producteur du dernier film avait réservé une suite. Ils dînèrent. Il lui demanda s’il pouvait fumer une cigarette de haschisch sans le déranger. Le refus de Hatem était sincère. Mais Nader riait encore : il le taquinait seulement. Grâce à Dieu, il était maintenant un repenti et avait arrêté d’en fumer. Hatem comprit qu’il mentait, il apprécia néanmoins sa fausse pudeur.

Une amitié solide liait Hatem à Nader qui le surprenait par son caractère entraînant. Hatem se tenait quand même un peu sur ses gardes car il insistait tellement sur certains aspects de sa vie, durant plusieurs semaines. Il voulait à tout prix approfondir ses connaissances religieuses. Cela trahissait l’insignifiance ou la naïveté de Nader (Chaabane simplement, selon un aveu tardif). Il était hanté par la religion, mais son savoir ne dépassait pas celui d’un élève en première préparatoire d’un institut azharite. Hatem découvrit même qu’il ne savait pas par coeur le « tachahhud » et y mélangeait les mots comme à travers la mémoire d’un enfant.

Au réveil, Hatem trouvait Nader chez lui, le secouant au pied du lit. Parmi les siens, on aurait pu croire qu’il habitait cette maison depuis des années. Une visite à l’improviste avant la prière de l’aube, et il l’entraînait dans sa voiture pour aller prier à l’un des lieux saints d’Al-Hussein ou de Sayeda Nafissa. Pendant des mois, Nader partagea des moments de la vie de Hatem. Quant à Omayma, il lui offrait des films, des CD, des invitations à des représentations privées et des festivals, ou des défilés de mode, et aussi des jeux électroniques pour Omar. Très généreux, sympathique, brave type au fond. Et elle avait accepté sa présence dans leur vie. Il devint à la fin un genre de secrétaire particulier chargé des affaires de la maison. Il régla les démarches administratives pour les permis de conduire ou pour installer le gaz ou bien une grande remise en bois dans le jardin. Il accrocha des tableaux précieux aux murs. Il paya les frais de la Omra à chacun des domestiques. Il anima les fêtes de l’école de leur fils ainsi que les anniversaires, même les fêtes d’anniversaire des amis de leur enfant.

Hatem lui adressait durement des reproches : Et ton travail ? Ton gagne-pain ?

Mais est-ce qu’il avait véritablement un travail ? Ou rien qu’un gagne-pain ? La célébrité lui tomba dessus d’un seul coup avec le succès des trois derniers films, après l’échec des quatre films précédents, et avait fait de lui un millionnaire en deux ans. Pour un film, il touchait des millions. Disons qu’il commença alors à s’endormir sur ses lauriers. La page de son âme contenait des lignes inextricables, donnant un aspect pâle, dépouillé, brouillon. Hatem comprit les raisons qui avaient fait de Nader un acteur et pourquoi on disait dans le milieu du cinéma qu’il avait des capacités au-delà des rôles limités de films pour les jeunes. C’était une créature vide, non pas dans la tête, mais plutôt en ce qui concernait les choses de l’âme. Un pauvre protagoniste vivant dans un terrible vide intellectuel et spirituel, dans une sorte d’incohérence de l’affect et de l’intellect au niveau des traits du caractère. Un être perturbé, dans le flou, qui pouvait prendre toutes les formes, tous les volumes et dimensions, comme un gaz dans un récipient. S’il fuit le contenant, il se disperse inutilement. Et c’est vraiment ça un acteur de génie, Hatem était le seul à l’avoir bien cerné. Jamais égal à soi-même, aucune personnalité claire. Il cherche toujours le rôle que son corps ira hanter et qui se manifeste à travers son jeu d’acteur. Et on le croit : docteur dans tel film, ou jeune homme en pleurs et déprimant dans ce feuilleton, ou officier de mauvaise humeur qui pourchasse la bande de malfaiteurs. Chaque nouveau personnage irrigue la pauvreté de son âme ; c’est là le secret de l’identification et de la parfaite façon d’imiter. Imiter gestes, mimiques, expressions des regards, rictus et toux nerveuses des gens rencontrés. Nader esquivait le vague dans le jeu de l’acteur. Quand il évacua son désir de films à succès et de faste ostentatoire, il fut aiguillonné par la volonté de trouver des personnages qui le subjuguent pleinement. Devant le vide de sa vie, ces personnages limités ou superficiels ne pouvaient plus l’accaparer.

Nader avait dépassé la trentaine sans le sentir. Il était resté cet enfant qui s’attache de façon obsessionnelle à un jouet puis le brise à la fin par ennui. Les histoires qu’il racontait et ses épanchements spontanés avaient fini par introduire Hatem dans des maisons et des palais de gens riches et célèbres. Il n’avait plus le temps de dormir à force de programmes de visites et d’obligations sociales. On ne savait ni quand ni comment tout cela avait commencé. Hatem se rendait compte que Nader recherchait un point d’appui pour sa conscience. Il insistait pour que Hatem l’appelle de son vrai nom — Chaabane — quand ils se retrouvaient seuls.

— Donne-moi une raison ? Nader c’est original et t’appartient par habitude …

— Non, cheikh Hatem, c’est un pseudonyme qui me pèse. Avec toi, je veux être moi-même.

— Toi-même ! Mais Nader ou Chaabane tu n’es pas très net au fond !

— Je ne plaisante pas …

— Moi aussi je suis sérieux !

— Cheikh Hatem ! Arrête tes boutades !

— Bon ! Mon ami, tu es libre. Je peux même t’appeler Ramadan si tu veux …

Un jour viendra où Nader se lassera de cette amitié et s’en éloignera. Hatem en était sûr. Ce jeune homme déséquilibré l’avait croisé sur sa route comme une trouvaille, afin de compter sur lui face à la mélancolie, le vide, la perte de temps. Un cheikh entra dans sa vie au moment critique où il risquait une dépression qui aurait causé des ravages psychiques. Il s’attacha à Hatem. Par ailleurs, Nader vécut l’éclatement de sa famille au temps du brevet. Sa mère retourna d’Arabie saoudite répudiée. Son père resta là-bas et se remaria avec une Egyptienne, vingt ans de moins que lui. Les capacités du coeur n’ayant pas suivi les exigences du corps, le père mourut. La mère de Nader habita à Zagazig et s’occupa de lui dans la morosité de leur appartement.

Le départ du fils fut décidé : il allait s’inscrire à l’Institut du cinéma. Elle l’informa qu’elle se remarierait avec un homme respectable. Nader ne se donna pas la peine de découvrir par lui-même le prestige de ce monsieur. Il dit adieu à sa mère et tenta l’aventure de la capitale. Il avait assez d’argent et des bribes de connaissances sur l’éducation, la culture et la science, la maîtrise de soi, la part de rêve et la religiosité.

Les années passées à l’Institut furent celles d’une vie trépidante. Il suivait l’enseignement du département de la production de film. Il ne savait pas au juste ce qu’il attendait de ses études de cinéma, mais ce domaine représentait l’exutoire à ses peines et soucis d’enfant puis d’adolescent. Il aimait tous les rôles, tous les films. Il pouvait réciter des dialogues. Presque une encyclopédie du cinéma en noir et blanc.

Les étudiants retenaient son nom, il maîtrisait l’imitation des caractères. On le mit en contact avec des gens qui lui facilitèrent l’entrée dans le métier.

Il apparaissait dans des scènes brèves. Le spectateur l’apercevait sur l’écran un instant à peine. Il se montra intelligent. Il se fixa un objectif. Il saisit sa chance avec le passage d’une génération ancienne d’acteurs à des éléments nouveaux, plus jeunes. Sans le vouloir, sans l’avoir planifié, Nader accéda au vedettariat après les salles de cours. Il avait endossé un rôle trop grand pour lui, ce qui altéra sa nature. Lumières de la célébrité et vie luxueuse le troublèrent. Et il vit en Hatem l’épine dorsale de toute une génération dès le premier moment de cette rencontre inattendue .

Ibrahim Eissa

Né en 1965, il est journaliste de formation. Il commence sa carrière à Rose Al-Youssef, en parallèle avec ses études à la faculté de médias de l’Université du Caire, avant d’obtenir son diplôme de la même faculté. Il est actuellement rédacteur en chef du quotidien indépendant Al-Tahrir et a fondé et dirigé l’hebdomadaire d’opposition Al-Dostour de 1995 à 2010.

Très tôt, il commence à écrire des romans politiques, dont certains ont été censurés comme Maqtal al-ragol al-kabir (le meurtre du grand homme) ou contestés comme Achbah wataniya (des fantômes nationaux).

Son dernier roman, Mawlana, a été publié aux éditions qatari Bloomsbury en 2012. Il en est à sa 4e édition et a été sélectionné parmi la liste de 6 romans au prix International Prize of Arab Fiction, connu sous le nom du Booker du roman arabe.

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