Le drame des migrants reste au coeur des négociations entre l'Europe et la Turquie.
(Photo:AP)
Les relations entre Ankara et Bruxelles se sont dégradées cette semaine notamment à cause de l’accord migratoire. Foulant des pieds le sort des migrants qui succombent chaque jour en Méditerranée, la Turquie et l’Europe ne pensent qu’à aboutir à un accord qui sert leurs propres intérêts. D’un côté, il y a Ankara qui, réalisant que l’Union Européenne (UE) tient à qui stoppe l’afflux des migrants vers ses territoires, tente d’y gagner le maximum. Ainsi, Ankara a menacé cette semaine de suspendre tous ses accords avec l’UE si celle-ci poursuit sa politique de « deux poids deux mesures » envers la Turquie. Une menace qui vise surtout l’accord migratoire, car Ankara sait bien qu’elle est l’unique porte d’entrée des migrants vers l’Europe et que toute solution au drame migratoire doit passer par elle. C’est pourquoi le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se sert de cette carte pour imposer ses conditions au club européen. Pour l’heure, la principale pomme de discorde entre les deux parties semble l’exemption des visas pour les Turcs. A ce sujet, le président turc a fixé un ultimatum à Bruxelles, prévenant l’UE que le parlement turc bloquerait le processus législatif prévu par l’accord migratoire si son pays n’obtenait pas d’exemption de visa pour les Turcs d’ici fin juin. En fait, le 18 mars dernier, les deux parties étaient convenues que tous les migrants clandestins arrivés en Grèce devaient être envoyés en Turquie qui, en échange, recevrait de Bruxelles un financement de 3 milliards d’euros. Cet accord stipulait aussi qu’à partir du 1er juillet, les visas seraient abrogés pour les citoyens turcs voulant se rendre en Europe. Mais le 11 mai, le Parlement européen a suspendu l’octroi du régime sans visa à la Turquie « jusqu’à ce qu’Ankara remplisse les conditions de l’UE ».
Maximum de pression
De l’autre côté donc, il y a l’UE qui, elle aussi, tente de faire le maximum de pression sur Ankara. Pour l’heure, 72 exigences sont formulées par l’Europe, dont 5 n’ont toujours pas été remplies. La réforme de la loi antiterroriste et l’amendement à la loi sur la protection des informations personnelles sont toujours refusés par M. Erdogan, son pays ayant été secoué cette année par une série d’attentats liés au conflit kurde ou attribués à Daech.
Faisant fi des menaces turques, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a affirmé cette semaine : « Nous attendons de la Turquie qu’elle respecte ses engagements, et les menaces ne sont pas le meilleur outil diplomatique », a déclaré M. Juncker. En revanche, la chancelière allemande Angela Merkel — considérée comme l’architecte de l’accord — a paru plus conciliante de peur de voir l’accord étouffé dans son berceau. « Le respect de tous les critères sans exception est nécessaire avant l’exemption des visas. Pourtant, il faudra du temps pour surmonter les divergences entre Ankara et Bruxelles sur la levée des visas », a affirmé Mme Merkel. « Je pense que l’Europe n’aura pas de choix : elle finira par céder aux chantages turcs. Erdogan est en position de force. Il va tout faire pour profiter de cette situation et collecter le plus de gains possible. Il est difficile d’imaginer que l’Europe sacrifie son accord migratoire dont elle a énormément besoin », prévoit Dr Moustapha Kamel, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire.
Pour l’heure, aucun compromis entre les deux parties ne se profile à l’horizon. Signe que les relations turco-européennes pourraient ne pas s’apaiser prochainement, un fidèle du président, Omer Celik, occupe le portefeuille des Affaires européennes, ce qui n’augure rien de bon pour l’avenir des négociations avec Bruxelles. « Les jours à venir verront des discussions difficiles entre les deux parties, surtout que le nouveau premier ministre turc est un fidèle d’Erdogan, et il ne fera qu’obéir aux ordres à l’encontre de son prédécesseur Ahmet Davutoglu. Les pays européens ont été déstabilisés par la soudaine démission de Davutoglu, interlocuteur fiable et architecte de l’accord côté turc. Maintenant, tout le gouvernement turc porte l’empreinte d’Erdogan. C’est donc ce dernier qui tire les ficelles », estime Dr Norhane Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire.
Question de l’adhésion
Outre la crise migratoire, d’autres pommes de discorde — plutôt secondaires — opposent la Turquie à l’Europe avec, entre autres, la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Déjà, les deux parties avaient fixé l’échéance de 2016 pour négocier les termes de leur Union douanière, car la Turquie — seul pays à faire partie de l’Union douanière européenne depuis 1996 sans être membre de l’UE — exige que soient révisées les conditions de cette union avec l’UE. Fidèle de M. Erdogan, le nouveau premier ministre turc, Binali Yildirim, a fait, pour sa part, pression sur l’Europe affirmant qu’elle doit vite mettre « un terme à la confusion sur une adhésion à part entière de la Turquie. Erdogan est certain que l’UE n’acceptera pas l’adhésion de son pays au club européen, c’est pourquoi il fait pression sur l’UE pour jouir de toutes les prérogatives des Etats membres de l’UE », explique Dr Al-Cheikh.
Autre sujet de litige entre les deux parties : la question des droits de l’homme en Turquie. Selon l’UE, la situation des droits de l’homme, la liberté d’expression et les solutions apportées par le gouvernement turc au problème kurde sont encore loin des normes européennes. En marge du premier Sommet humanitaire mondial tenu la semaine dernière à Istanbul, la chancelière allemande a fait part au président turc de sa « profonde préoccupation » au sujet de l’état de la démocratie en Turquie, quelques jours après la levée de l’immunité parlementaire de dizaines d’élus du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde) accusés de soutenir le PKK. Un affaiblissement du HDP pourrait renforcer le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, en plein débat sur une nouvelle Constitution pour instaurer le régime présidentiel voulu par M. Erdogan. « A son tour, le club européen se sert de la carte des droits de l’homme pour faire pression sur Ankara et lui imposer ses conditions. Si les droits de l’homme préoccupent tellement les Européens, pourquoi ne pensent-ils pas aux droits de ces centaines de milliers de réfugiés qui risquent leur vie en fuyant leur pays ? Malheureusement, ni la Turquie, ni l’Europe ne pensent vraiment au drame de ces réfugiés rejetés par la planète », déplore Dr Al-Cheikh.
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