Dans le centre-ville du Caire, face au guichet de la Société égyptienne pour le commerce des médicaments, la file d’attente est longue. Les parents attendent leur tour, certains avec patience et résignation, d’autres en soupirant. Ils sont là pour acheter des boîtes de lait en poudre subventionné, et la scène se répète chaque jour devant les centaines de centres de distribution du pays.
« Cela fait longtemps que le lait en poudre pour nourrissons est introuvable. J’ai fait le tour de toutes les pharmacies du quartier, mais sans succès. Ma femme ne peut pas allaiter notre bébé car elle souffre d’hypertension et prend 3 sortes de médicaments », lance Moustapha, attendant son tour, acte de naissance de son fils en main pour justifier son droit au guichet. Chauffeur de taxi, ce père confie que son nouveau-né risque la malnutrition car trop jeune pour recevoir un substitut alimentaire. Cela fait des heures qu’il est là à faire la queue et que du coup, il ne gagne pas un sou. Moustapha explique qu’il n’a d’autre choix que d’attendre, espérant rentrer chez lui avec deux boîtes de lait.
Pour Nadia, une fonctionnaire qui vient de mettre au monde des triplés, la situation est identique. « Comment nourrir trois bouches à la fois ? Je dois alterner entre allaitement et biberon, mais le lait en poudre est devenu une denrée rare », se plaint-elle. Et d’ajouter : « Comme à l’accoutumée, la pénurie provoque un marché noir où des gens sans scrupules vendent la boîte à 60 L.E., et parfois même à 100 L.E. Des prix impossibles pour nous ! ». La conversation est interrompue par deux femmes qui se disputent le tour au guichet.
« Nous distribuons chaque jour 4 800 boîtes de lait. Le problème est que la majorité des gens présents ici viennent d’autres gouvernorats », dit l’employé du guichet. « Chaque semaine, j’ai des dépenses supplémentaires pour le transport, mais je n’ai pas le choix. La boîte de lait est passée de 3 L.E. à 17 L.E., si j’en trouve. Et personne ne sait à quel prix elle sera vendue le lendemain », s’indigne Ragab, qui vient de Sohag. Une fois servi, il peine à quitter la file d’attente, tellement les gens y sont comprimés. Mais il est libéré et heureux, avec ses deux boîtes de lait en poudre à la main. La semaine prochaine, il repassera pour se réapprovisionner.
Pas la première crise
(Photo : Mohamad Moustapha)
Ce n’est pas la première crise du lait en poudre pour nourrissons que la population endure. De temps à autre, elle réapparaît révélant ainsi l’échec du ministère de la Santé à régler le problème. Et à chaque pénurie, le gouvernement pointe du doigt le marché noir. Il y a deux mois déjà, le gouvernement a annoncé que le lait pour nourrissons ne serait bientôt plus subventionné. En réaction, de nombreuses familles ont assiégé le siège de la Société égyptienne pour le commerce des médicaments, chargée de la distribution de ce lait. Mahmoud Fouad, avocat et directeur du Centre égyptien pour les droits aux médicaments, pense que l’une des causes de cette pénurie est la grande disparité entre l’offre et la demande sur le marché, qui a fait augmenter les prix de façon importante. « En Egypte, il y a 1,8 million de naissances par an et l’Etat subventionne 18 millions de boîtes de lait pour nourrissons par an depuis l’époque où la population était de 60 millions de personnes. Alors qu’aujourd’hui, elle est de 90 millions. La boîte que le citoyen achète à 3 L.E. coûte à l’Etat 31 L.E. Le quota de chaque pharmacie en lait subventionné est de 10 à 12 boîtes par mois, ce qui ne peut évidemment pas couvrir la demande des familles, puisqu’il faut deux boîtes par semaine par nourrisson », explique-t-il, tout en ajoutant que la gestion dans les centres de distribution est mauvaise, sans oublier les commerçants véreux qui ont envenimé le problème. « Les campagnes d’inspection auprès des sociétés distributrices n’existent pas. Le ministère ne possède même pas de base de données des lieux de distribution. Alors, plusieurs pharmacies se retrouvent privées de leur quota et une partie est vendue au marché noir », souligne Fouad, tout en ajoutant que des pharmacies vendent ce lait sans demander de présentation d’acte de naissance et que le ministère ne sanctionne pas ces infractions. Iman Darwich, pharmacienne, précise aussi que le problème vient des pâtisseries et confiseries ayant recours à ce lait pour son prix abordable.
Recours incontournable
Doaa Moustapha, pédiatre au Centre national des recherches, annonce que le recours au lait en poudre pour nourrir les nouveau-nés est aujourd’hui incontournable vu la baisse vertigineuse du taux d’allaitement maternel en Egypte. Une chute qui s’accentue malgré toutes les recommandations de l’Organisation Mondiale de Santé (OMS) et les campagnes d’encouragement et de promotion de l’allaitement maternel. « L’allaitement maternel ne sera jamais égalé par l’alimentation artificielle industrielle, même si celle-ci fait des progrès d’année en année. C’est une alternative certes, mais pas toujours réconfortante pour les bébés et leurs parents. Elle cause des problèmes digestifs pour les bébés que l’on peut éviter avec l’allaitement maternel dès les premiers jours de leur naissance. Ces problèmes affectent la qualité de vie de toute la famille », explique Moustapha. Cependant, Ali Abdallah, directeur du Centre égyptien pour les études des médicaments et des statistiques, pense que la pénurie, cette fois, s’explique notamment par la dévaluation de la livre égyptienne face au dollar qui s’est répercutée sur le lait en poudre comme tous les autres médicaments et produits alimentaires importés. C’est malheureusement le consommateur qui en pâtit. Selon les recommandations de la Société holding pharmaceutique, une seule boîte de lait doit être distribuée par semaine et par pharmacie, pour ne pas déstabiliser les stocks. « Le lait importé a également augmenté de prix, passant de 45 L.E. à 100 L.E. Tout cela a provoqué la crise et a poussé de nombreux parents à rechercher du lait subventionné. Résultat : le lait va dans les mains de ceux qui n’en ont pas besoin », dit-il, en s’attendant à des perturbations plus graves dans les jours à venir.
Système de carte à puce
L’allaitement maternel a laissé la place au lait en poudre. (Photo : Mohamad Moustapha)
Parents et pharmaciens, au coeur de la pénurie, sont toutefois face à un ministère de Santé qui la nie. « Il n’existe pas de grave pénurie de lait pour nourrissons et la rumeur qui circule selon laquelle l’Etat ne va plus le subventionner est infondée », affirme Dr Soad Abdel-Méguid, au ministère de la Santé. Elle insiste également sur le fait que ce genre de pénurie ne se reproduira plus, puisque le ministre de la Santé, Ahmad Emadeddine, a indiqué que le quota de lait subventionné serait délivré avec un système de carte à puce afin de lutter contre le marché noir. Un système qui sera mis en application dans trois mois. Le ministère de la Santé envisage aussi d’augmenter le nombre de centres de distribution et d’unités de protection de la maternité et de l’enfance dépendant du ministère : ils devraient passer de 611 à 1 005, en tenant compte de la répartition géographique. Mais pour Soad Abdel-Méguid, le problème majeur est l’incorrection de certaines personnes qui se permettent de vendre au marché noir ce lait vital pour les nourrissons. Elle demande ainsi aux pharmaciens de faire preuve de discernement et de vendre le lait subventionné à ceux qui en ont vraiment besoin, puisqu’ils connaissent bien leurs clients.
Toutefois, certains parents restent sceptiques face aux nouvelles mesures visant à garantir une meilleure distribution de ce lait en poudre. C’est le cas de Mégahed, maçon. Ecorché vif par la flambée des prix, il se voit ainsi presque privé de l’aliment vital pour son bébé dont la disponibilité est censée être garantie par l’Etat. Il ne parvient pas à acheter le lait importé vendu à une centaine de L.E. Sa femme a dû opter pour le lait de vache pour nourrir son nourrisson de 4 mois, puisque la boîte de lait subventionné qu’elle achetait en pharmacie à 18 L.E. est désormais introuvable. Résultat : Son nouveau-né souffre d’une allergie. « Ce lait en poudre est vital, et la pénurie n’est qu’une preuve du laisser-aller du ministère de la Santé, pour qui la vie de nos enfants ne compte pas », conclut Mégahed.
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