Al-Ahram Hebdo : Vous êtres maintenant âgé de 80 ans. Quand avez-vous commencé à faire de la politique ? Avez-vous réalisé ce que vous souhaitiez pour le Soudan ?
Sadeq Al-Mahdi : J’ai commencé à m’intéresser à la politique alors que j’étais encore étudiant, par le biais des réunions estudiantines et des clubs universitaires. En 1961, à la suite du décès de mon père, je me suis trouvé à la tête du parti Oumma alors que j’avais à peine la vingtaine. Puis je suis devenu premier ministre du Soudan au début de la trentaine. J’ai passé ma vie entre l’opposition et le pouvoir bien que les années d’opposition et de prison soient bien plus longues que les années de pouvoir. Les années que j’ai passées en prison ont été les plus riches. Elles ont largement contribué à ma maturité intellectuelle et politique, car j’ai eu l’occasion de lire plus de 3 000 livres pendant toutes ces années. J’ai vécu la richesse et la pauvreté, la prison et l’exil, le pouvoir et l’opposition. J’espérais voir le Soudan jouir de la démocratie et d’une vie contemporaine civile. Mais ce n’est malheureusement le cas ni au Soudan ni dans de nombreux pays arabes.
— Que pensez-vous de la séparation du Soudan du Sud ? Quelles en sont les conséquences jusqu’à présent ?
— Cette séparation a été ancrée depuis l’occupation britannique qui a tout fait pour modifier l’identité du Soudan du Sud chrétien. De plus, le régime au nord a renforcé l’identité islamique arabe du Soudan au point que les Soudanais du sud se sentaient étrangers. La séparation n’était pas l’unique solution, nous aurions pu recourir à la création d’une confédération ou d’une décentralisation. La séparation du Sud du Soudan porte d’énormes risques, car si la mauvaise gouvernance et la gestion persistent aussi bien au nord qu’au sud, le Soudan risque de se démanteler.
— Quelles sont les raisons de la crise économique du Soudan et du Soudan du Sud ? Comment est-il possible de remédier aux séquelles de la séparation ?
— L’élite au pouvoir est à l’origine de la crise économique écrasante, car elle détient toutes les richesses alors que le peuple vit dans la pauvreté et l’injustice. Il est tout à fait possible de remédier à la séparation, car les Sudistes ont réalisé que la séparation n’était pas la meilleure solution et qu’il était possible de créer une confédération. Le Soudan souffre plus que le Soudan du Sud, car le régime au pouvoir a gaspillé plus de 50 milliards de dollars (l’argent du pétrole) sans opérer aucun développement ni réaliser aucune infrastructure. Lorsque la séparation est devenue réalité, la crise économique s’est accrue à cause de la disparition des revenus pétroliers et de la hausse de la facture sécuritaire du régime au pouvoir. L’expérience de la séparation n’a profité ni au nord ni au sud et les deux parties veulent revenir sur leur décision.
— Existe-t-il une opposition en ce moment au Soudan ou le peuple soudanais observe-t-il le silence ? Que pensez-vous du comportement des Frères musulmans en Egypte à la suite de la révolution du 25 janvier 2011 ?
— Le peuple n’observe pas le silence, et nous possédons une opposition puissante. Cependant, nous faisons face à un Etat enraciné qui se protège derrière les forces de sécurité. Quant aux Frères musulmans, leur comportement était tout à fait réaliste au départ, mais il a changé sous les pressions turques et l’encouragement du régime soudanais. En effet, ce dernier se sentait seul. C’est pourquoi il a aidé les Frères musulmans en Egypte à accéder au pouvoir. La Turquie et le Soudan ont alors encouragé les Frères à imposer leur domination sur l’Etat à la suite de la révolution du 25 janvier.
— Comment évaluez-vous les relations égypto-soudanaises au niveau officiel ? Pensez-vous que Béchir continue à offrir asile aux directions de la confrérie interdite ?
— Le régime soudanais ne voit pas d’un bon oeil le régime égyptien au pouvoir. La relation entre le gouvernement soudanais et l’Egypte est une relation purement pragmatique où chacun évite l’autre. Il existe une contradiction évidente entre la politique de Béchir et de Sissi mais aussi entre leurs coalitions. Citons leurs positions envers la Libye. Cependant, il existe des facteurs sécuritaires, populaires, économiques et commerciaux qui impliquent la coexistence entre les deux régimes. L’application d’un régime démocratique au Soudan, la réalisation d’une coexistence entre l’Etat civil et la référence islamique permettront aux relations avec l’Egypte d’atteindre le stade de l’union. Cependant, persistera la différence de points de vue entre l’Egypte et le Soudan autour du terrorisme et de la violence des Frères musulmans. Le régime de Béchir n’a pas favorablement accueilli la révolution du 30 juin 2013. Certaines ailes au sein du pouvoir au Soudan continuent à la refuser. Les Frères parlent de démocratie, mais elle ne représente pas de référence pour eux. Ils utilisent la démocratie pour accéder au pouvoir, mais ils n’y croient pas vraiment. Certaines ailes au pouvoir au Soudan voulaient adopter la même position que la Turquie envers l’Egypte et refuser la révolution du 30 janvier. Il existe une contradiction essentielle et stratégique entre le régime au pouvoir au Soudan et la révolution du 30 juin, et il est certain que le régime soudanais offre asile jusqu’à présent aux dirigeants de la confrérie.
— Comment voyez-vous la crise du barrage de la Renaissance ? Quelles sont les solutions que vous concevez ?
— Le dossier des eaux du Nil implique un accord stratégique qui regroupe tous les pays du bassin du fleuve afin de pallier les erreurs historiques survenues lors de la signature de l’accord de 1959. Cet accord bilatéral entre le Soudan et l’Egypte nous a valu l’animosité de l’Ethiopie et des autres pays du bassin qui se sont dressés contre nous. J’ai rencontré, il y a 17 ans, le premier ministre éthiopien de l’époque, Meles Zenawi, qui m’avait dit vouloir discuter avec le Soudan et l’Egypte autour de l’accord du partage des eaux du Nil, se plaignant que nous ne voulions rien entendre à ce sujet. J’avais alors prévenu le président Moubarak qui avait répondu : « Je couperai la main à qui oserait toucher aux eaux du Nil ».
La seule solution est de parvenir à un accord global et d’engager un dialogue avec les pays du bassin du Nil, sinon nous devons nous attendre à une catastrophe. Il incombe à tous les pays du bassin du Nil de s’épauler pour préserver le fleuve et augmenter ses ressources. L’accord-cadre signé à Khartoum entre le Soudan, l’Egypte et l’Ethiopie porte des aspects positifs qu’il est possible de développer. J’ai l’intention de présenter une initiative à travers le Conseil hydraulique arabe afin d’élaborer une stratégie globale pour tout le bassin du Nil et non seulement pour les pays en amont. Le Soudan a grand besoin des eaux du Nil, car il possède de larges superficies agricoles atteignant 120 millions de feddans (1 feddan=0,42 ha, ndlr) et l’Egypte aussi a besoin de plus que son quota de 55 milliards de m3 d’eau, car sa population est passée de 30 millions d’habitants à 90 millions.
— Béchir jouit-il d’une large popularité au Soudan lui permettant de trouver une issue sûre à la poursuite judiciaire de la Cour pénale internationale ? Soutenez-vous cette position ? Quand rentrez-vous au Soudan ?
— Béchir jouit d’une grande intelligence et de larges relations sociales, ainsi que des liens étroits avec l’armée et les grandes familles soudanaises. Il est capable de résoudre les crises avec sagesse. Je pense que le Conseil de sécurité peut lui assurer une issue sûre comme il l’a fait avec Pinochet il y a des années. Au sein du parti Oumma, nous soutenons cette position à condition que ce soit à travers le dialogue national. Quant à notre retour au Soudan, il ne tardera pas. Nous avons formé un haut comité au sein du parti pour étudier notre retour au Soudan. Je me suis attardé à l’étranger afin d’unir les rangs de l’opposition soudanaise. Nous nous réunirons prochainement à Berlin, et ma mission à l’étranger sera terminée. Je ne veux pas retourner au Soudan dans le cadre d’un accord bilatéral avec le régime soudanais, mais dans le cadre d’un accord regroupant toutes les forces soudanaises d’opposition.
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