La marionette Abla Fahita a fait l'objet d'une enquête lorsqu'elle a apparu dans une publicité. (Photo : Page Facebook de Abla Fahita)
Cinq ans après, l’Egypte ne sait que faire de ce fameux 25 janvier. On ne le nie pas. Comment pourrait-on, ses traces sont là ! On ne le fête pas. On retient son souffle pour que ça passe sans casse. C’est comme si ce 25 était l’enfant illégitime d’une merveilleuse histoire d’amour qu’on veut oublier pour entrer dans les rangs. Depuis le début, le 25 janvier a été mêlé à la théorie du complot. «
Ce mal, c’est les autres ». Aux premières heures, les médias ont crié à l’intrusion de «
mains étrangères » qui distribuaient des repas de
Kentucky et autres victuailles sur la place Tahrir.
Le 2 février 2011, on avait un visage du complot, celui d’une jeune femme nommée Chaimaa qui annonçait son mea culpa à la télévision et qui avouait avoir été entraînée avec d’autres par le Mossad et la CIA, au Qatar et en Serbie, pour renverser le régime contre 50 000 dollars pour chacun. Depuis, la théorie du complot est passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, attisée par les craintes de connaître le même sort que des pays voisins déchirés par les conflits. La théorie a grossi comme une boule de neige, engendrant une véritable avalanche de complots et une vraie chasse aux sorcières. En juin 2012, un drôle de spot publicitaire a fait son apparition sur les écrans de télé, mettant en scène un homme aux yeux bleus et malicieux qui traîne l’oreille dans un café populaire où des jeunes parlent des problèmes du pays. Le citoyen honnête a été invité à faire attention à ce qu’il dit aux étrangers !
Drôles d’oiseaux
En 2013, la graine du complot avait bien repris, au point qu’un citoyen de la ville de Qéna en Haute-Egypte, qui croyait bien faire pour son pays, a attrapé une cigogne sur le dos de laquelle il a aperçu un drôle d’engin ! La pauvre cigogne a été remise à la police qui, elle aussi intriguée par ledit engin, a fait appel à un vétérinaire qui a assuré que l’oiseau n’était pas un espion et que l’engin était un simple détecteur de mouvements d’oiseaux migrateurs. Mais rien n’y fait, la cigogne est mise sous les verrous en attendant les ordres du procureur. L’affaire, prise très au sérieux par les médias, a fait un tabac. Un responsable sécuritaire a même déclaré que le citoyen a fait preuve d’un profond sens de patriotisme. Quelques mois auparavant, la direction de la sûreté de Qalioubiya a déclaré avoir mis la main sur un pigeon voyageur avec, accroché aux pattes, un message sur lequel était écrit Islam Egypt et un microfilm qui doit être analysé. « Le pigeon a été mis en dépôt », a-t-on déclaré.
Certains ont même appelé à des manifestations pour libérer le pigeon ! Heureusement, le sarcasme a toujours pris le dessus. Voilà pour ce qui est des plumes espionnes. Côté arcanes obscurs et secrets de signes, l’Egypte serait le terrain privilégié de la franc-maçonnerie. Des pseudo-experts ont vu le jour et ont fait le tour des plateaux de télévision pour sauver le pays de la griffe des francs-maçons dont les plus célèbres représentants seraient des figures de l’opposition ou simplement des personnalités publiques. Les thèses les plus farfelues de ces pseudo-experts ont trouvé des échos sérieux. Et elles vont de l’assèchement des eaux du Nil à la division de l’Egypte en communautés ethniques. Certains ont même lancé une chasse aux codes francs-maçons qu’ils repéraient partout dans les publicités de téléphonie mobile ou de chips.
Dans la foulée, le citoyen lambda a aussi découvert que l’Egypte devait aussi faire face à l’athéisme qui rampait sans relâche. Et là aussi, effet boule de neige pour en arriver à monter des campagnes avec l’aide conjointe des institutions religieuses musulmanes et chrétiennes pour faire face au mal.
La piquante Fahita
Bref, la paranoïa a permis à tout le monde de comploter contre tout le monde. Et tout y passe. Les salafistes ont même accusé les Frères musulmans en avril 2013 de faire le jeu des chiites d’Iran en les invitant à faire du tourisme en Egypte. Mais voilà que salafistes et Frères sont rattrapés par les djihadistes qui les taxent d’apostasie. C’est ainsi qu’Imam Al-Chérif, connu sous le nom de docteur Al-Fadl, ex-chef de la branche du djihad en Egypte, est entré en scène avec un article qu’il a écrit sur les sites islamistes où il taxe Frères musulmans et salafistes d’apostasie. « Les services de sécurité ont permis aux Frères et à ceux qui prétendent être salafistes d’agir librement pour empêcher les jeunes de rejoindre les rangs du mouvement djihadiste ». L’Egypte en a vu de toutes les couleurs au point de ne plus savoir à quel saint se vouer.
Le clou de cette course au complot aura cependant été illustré par l’affaire de la poupée Abla Fahita qui a fait sa première apparition lors d’une publicité d’un opérateur de téléphonie mobile. C’était en 2014, lorsqu’un certain Spider, qui s’était illustré par plusieurs théories de complot et qui avait des centaines de milliers de fans sur sa page Facebook, a sorti la théorie que la poupée qui s’agitait dans la publicité envoyait en fait des codes aux islamistes. L’affaire est devenue un cas de sécurité nationale.
Comme la cigogne, la poupée Abla Fahita a fait l’objet d’une enquête. Le bureau du procureur général a même publié un communiqué fin 2013 qui disait : « Une publicité commerciale de la société Vodafone, sous le nom de la puce du défunt, comporte des expressions qui sortent de la norme connue dans les publicités (…) Le Parquet a ordonné de convoquer le directeur régional de la société pour éclaircir la situation et a chargé le secteur de la sûreté nationale et les parties concernées pour lancer les investigations » ! Certains journaux ont même lancé des sondages pour demander à leurs lecteurs si la poupée devait être interrogée ! 28 % ont répondu oui et 46 % non ! Et oui et nous sommes toujours vivants après cela !
Mais contrairement à la cigogne, qui a fini dans la marmite d’un paysan, Abla Fahita a frayé son chemin et est devenue, après avoir été blanchie, une star de la télé. Elle anime une émission intitulée « Live duplex », et son seul tort jusqu’à maintenant c’est son extravagance et son discours à connotation sexuelle. Sur l’affiche publicitaire de l’émission placardée partout au Caire, la poupée Abla Fahita, qui ne s’est jamais départie de ses bigoudis, est allongée en petite tenue sur un sofa avec entre les mains le livre Fifty Shades of Grey. Comme pour dire ce que serait l’Egypte sans son sens de l’humour !
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