« Ennahda, c’est Ben Ali avec une barbe ». Une phrase courante répétée par les Tunisiens qui, deux ans après leur révolution du jasmin, vivent sous une gouvernance islamique. La Tunisie souffre toujours d’un grave état d’instabilité politique, économique et sécuritaire. Lors de la première élection libre de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), en octobre 2011, les islamistes d’Ennahda sont sortis vainqueurs du scrutin en remportant 41 % des sièges. Une victoire surprise qui intervient après une longue absence du parti de la vie politique, dont la plupart des dirigeants étaient en exil.
Une raison qui explique pourquoi les islamistes, qu’ils soient d’Ennahda ou non, n’ont joué qu’un rôle mineur dans la révolution. Fondé le 6 juin 1981 sous le nom de Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), avant de changer de nom en février 1989 pour « Ennahda », le parti a rapidement gagné une large audience. Le MTI développe alors une importante activité sociale, créant des comités populaires et des associations de bienfaisance. Ses revendications d’insertion dans le débat politique, sous Habib Bourguiba et Ben Ali, feront toujours face à une fin de non-recevoir. La victoire d’Ennahda lors des élections parlementaires de 1989 où le parti remporte 30 % des suffrages, marque un tournant politique. Le régime rentre alors dans une longue phase de répression contre les islamistes.
Face au durcissement de la répression, le mouvement disparaît de la scène politique. En exil, les activités d’Ennahda se poursuivent, mais sans véritable écho.
Retour en héros
Après la révolution, Ennahda revient en Tunisie et se replace sur le devant de la scène. Un accueil triomphal acclame le retour de l’homme fort du parti, Rached Al-Ghannouchi, exilé depuis 20 ans en Angleterre. Dès lors, Ghannouchi multiplie les déclarations modérées pour apaiser les craintes des Tunisiens face à une islamisation du pays. « L’islam politique est compatible avec la démocratie. Pourquoi nous rapprocher d’un modèle éloigné de notre pensée, comme le modèle saoudien, alors qu’il existe d’autres modèles islamiques qui combinent islam et modernité, comme les modèles turc, malaysien et indonésien ? », avait-il déclaré.
A l’approche des élections de l’ANC, en octobre 2011, les promesses d’Ennahda se font attrayantes. Ghannouchi promet de créer 400 000 emplois d’ici 5 ans, de défendre l’identité moderniste du pays, de maintenir le code du statut des personnes datant de 1956, ainsi que toutes les dispositions touchant à l’égalité entre hommes et femmes. Selon Amani Al-Tawil, chercheuse au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, la réussite d’Ennahda s’explique par plusieurs facteurs. « D’abord, ils ont bien financé leur campagne électorale. Ensuite, les Tunisiens, en votant pour les islamistes, ont voulu punir les alliés de Ben Ali. Enfin, Ennahda a pu compter sur un enthousiasme croissant pour les partis islamiques dans le monde arabe ».
Les trois gagnants des élections étaient Ennahda, le parti du Congrès pour la République et Ettakatol, du centre-gauche. Ils ont alors formé une coalition pour diriger le pays, qui s’est par la suite révélée difficile. Et ce n’est qu’en décembre, après de longs tiraillements au sein de troïka, qu’un gouvernement de transition est formé. La mainmise d’Ennahda sur le gouvernement ne fait alors plus de doute. Le chef du gouvernement est Hamadi Jebali, le numéro 2 du parti. Le mouvement s’empare des principaux portefeuilles comme la Justice, les Affaires étrangères et l’Intérieur, et place ses hommes au sommet des gouvernorats régionaux et du pouvoir central.
Premier bilan négatif
Mais le premier bilan de ce gouvernement à majorité islamiste reste négatif. Tous les indicateurs économiques sont dans le rouge. Le gouvernement ne tient pas à ses promesses, comme la rédaction de la Constitution, l’amélioration de la situation sociale et la réduction du taux de chômage. Sur le plan sécuritaire, Ennahda, à la tête du ministère de l’Intérieur, est accusé d’être responsable de l’insécurité causée par des actes de violences menées par des mouvements salafistes. Ces derniers se dressent contre Ennahda, lui faisant perdre sa crédibilité.
Mais les relations entre les deux sont ambiguës. Ghannouchi tente alors de leur tendre la main : « Les salafistes sont nos enfants, ils annoncent une nouvelle culture », avait-il déclaré. Un vidéo à scandale fait le tour du pays et alimente les craintes des Tunisiens. Elle montre Ghannouchi demandant aux salafistes de faire preuve de « sagesse » pour asseoir leur pouvoir face aux laïcs qui contrôlent encore médias et institutions et « qui peuvent rebondir après leur échec » aux élections d’octobre 2011. Mais l’attaque contre l’ambassade américaine, en réaction au film islamophobe, par les salafistes est le geste de trop pour Ennahda. Selon les analystes, une rupture franche pourrait intervenir entre les deux alliés.
Le président Al-Marzouki, un vieil opposant, est lui aussi accusé de fermer les yeux devant cette dominance islamique. C’est en août dernier qu’il est sorti de son silence pour critiquer Ennahda, l’accusant de chercher à prendre les pleins pouvoirs.
La Constitution au coeur des enjeux
La bataille pour la Constitution fait aussi rage. Des divergences entre Ennahda et les autres partis se font entendre, portant essentiellement sur deux articles attribuant au premier ministre trop de pouvoirs et limitant excessivement ceux du président de la République. Ce système parlementaire, que les islamistes ont juré de « défendre jusqu’au bout », donnerait au parti islamiste, dont sera issu le prochain chef du gouvernement, une mainmise quasi totale sur la vie politique. Une autre proposition d’article évoquant la complémentarité, et non l’égalité, entre hommes et femmes a par ailleurs mis les positions modérées des islamistes en porte-à-faux.
Pour Al-Tawil, les islamistes d’Ennahda adoptent la même stratégie que les autres mouvements de l’islam politique dans les pays du Printemps arabes. « Ils profitent du système démocratique pour arriver au pouvoir et ensuite, ils remettent tout en cause », estime la chercheuse. A l’approche des élections législatives et présidentielles prévues en juin 2013, la scène politique est divisée entre deux camps : Ennahda et le mouvement Nidaa Tounes, qui est en passe d’unifier l’opposition. Selon les sondages, Nidaa Tounes s’imposerait comme la deuxième force politique du pays, devenant ainsi l’adversaire numéro un d’Ennahda. « Ennahda risque un vote-sanction vu son échec à réaliser les objectifs de la révolution », conclut Al-Tawil.
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