Sur la terrasse, entre deux montants en bois, étaient tendus des fils à linge, et entre deux autres montants était tendu un fil métallique très fin qui descendait ensuite jusqu’à l’appartement d’Oum Nabil. Il y en avait d’autres, semblables, sur notre terrasse. C’étaient des antennes de récepteurs radiophoniques. Il n’y en avait que trois dans tout le quartier : un chez Rawhiya qui habitait au-dessous de nous, un chez Omar — le commerçant de Tahta — qui habitait au premier étage, et le troisième chez Oum Nabil. Le poste le plus proche de nous était celui de dame Rawhiya.
Je m’asseyais sur le palier de l’escalier et écoutais le bulletin d’informations, dont la musique d’introduction annonçait que mon père était sur le point d’arriver. Quant aux chansons de Abdel-Wahab, d’Oum Kalsoum et de Laïla Mourad, elles ont donné aux jours leurs traits et leurs saveurs jusqu’à aujourd’hui. Quand il me fut possible de voir le poste de radio, pour la première fois — c’était au temps des raids aériens lors de la guerre de 1948 — je l’avais regardé avec ébahissement. Je crus alors que le présentateur était un être de taille minuscule qui se tenait dans le poste et qui nous regardait — sans que nous puissions le voir — à travers le cadran lumineux sur lequel étaient indiquées les stations. Quand dame Rawhiya se fâchait contre ma mère ou contre Oum Ahmad qui habitait au-dessous d’elle, elle diminuait le son de la radio, surtout les nuits de diffusion des concerts mensuels d’Oum Kalsoum. Concerts pour lesquels certains dans le quartier se préparaient avec le haschisch et les lampes électriques ou à pétrole, enveloppées d’un tamiseur en papier rouge. L’apparition d’une lumière rouge à l’une des fenêtres signifiait que l’ambiance se préparait au désir et à la jouissance.
Mais peu de gens le faisaient, même s’il était toléré dans le quartier de se vanter et de s’enorgueillir du sexe, avec les fenêtres éclairées d’une lumière rouge ou avec l’eau de bain jetée, très tôt le matin, devant les portes des maisons. Le premier baiser de ma vie, je l’ai vu et non échangé. A travers la fenêtre, je vis apparaître Safia sur la terrasse. Elle jeta un coup d’oeil sur les poules puis, prenant un panier d’osier d’une main, elle se mit à ramasser le linge étendu de l’autre. Elle tenait la pince à linge dans sa main ou la mettait entre ses lèvres avant d’enlever la suivante. Son corps était légèrement penché, car le panier était appuyé sur son flanc gauche. Quand elle tourna le dos à la terrasse de la maison d’Oum Allia, Guindi franchit le petit muret de séparation et se dirigea vers elle. Les deux maisons se ressemblaient : les fenêtres avaient les mêmes mensurations, les mêmes intervalles, le même aspect. Les terrasses des deux maisons étaient d’un seul tenant et séparées entre elles par ce muret, guère plus haut qu’un gamin de mon âge à cette époque. Safia prenait son temps entre deux draps de lit, approchant l’un d’eux de ses narines, de sa joue, les étirant sur deux fils parallèles, de manière à créer entre eux un espace qui les mettait à l’abri du regard d’une personne qui monterait tout d’un coup sur la terrasse et de tout regard indiscret à partir des maisons voisines.
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