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Le dernier testament de Naguib Mahfouz

Dina Kabil, Lundi, 07 septembre 2015

A l'occasion de l'anniversaire du décès de Naguib Mahfouz, l'écrivain Mohamed Salmawy a regroupé dans un livre ses interviews avec le prix Nobel de littérature. Un témoignage de toute une époque.

Le dernier testament de Naguib Mahfouz

C’est en 1994 que l’écrivain Mohamed Salmawy a commencé à faire des entretiens réguliers avec le prix Nobel de la littérature, Naguib Mahfouz. Ce fut à la suite de l’attentat qui a visé ce dernier à cause de son roman Fils de la Medina, jugé blasphématoire.

Naguib Mahfouz, qui ne pouvait plus se servir de sa main pour écrire, a décidé de remplacer sa chronique sur les pages du quotidien Al-Ahram, par une mini-interview hebdomadaire. C’est son ami Mohamed Salmawy qui tenait le micro pour retranscrire toutes les semaines le fruit de cet entretien sous le titre de « Point de vue ».

Ce sont ces interviews ultimes que Mohamed Salmawy a décidé de regrouper dans un livre édité au Centre d’Al-Ahram pour la publication. Dans l’introduction de cet ouvrage, Salmawy raconte qu’au début de cette entreprise, il avait essayé de convaincre Naguib Mahfouz d’attendre sa convalescence avant de débuter les interviews, ce à qui le grand romancier a répondu : « Je ne peux pas me permettre de toucher un salaire sans faire du travail ».

A partir de là, et pendant douze ans jusqu’à la mort de Mahfouz le 30 août 2006, Salmawy allait le retrouver chez lui tous les samedis, à 18h, le magnétophone en main, pour lui poser ses questions.

Ces rencontres ont donné 500 heures d’enregistrement (voir encadré) qui touchaient à la culture, la politique et la littérature, mais surtout au tempérament de Mahfouz, ses goûts et souvenirs : ses points de vue sur l’islam, le conflit israélo-arabe, la guerre contre l’Iraq, les leaders égyptiens, comme son rapport avec Om Kalsoum ou Al-Mazni.

Des interviews qui ressortent le côté humain du romancier mondialement célèbre, et qui intéressent par la diversité des sujets traités par les réponses de Mahfouz à ses détracteurs qui lui reprochaient le « manque de clarté » dans ses prises de position, des positions qu’ils croyaient pouvoir saisir loin de son univers romanesque et du devenir de ses personnages.

Dans les premières interviews avec lesquelles Salmawy a commencé le livre, il a tenu à relever le côté limpide de Mahfouz en ce qui concerne la religion, ainsi que sa nature pieuse. Lui, victime d’un attentat extrémiste, il n’a jamais été rancunier envers son agresseur, mais le considérait tel un simple outil dans les mains des extrémistes.

Ensuite, sur plusieurs chapitres, Mahfouz s’attarde sur la religion, la violence et les causes idéologiques et socioéconomiques du terrorisme. « Certains n’acceptent pas cette idée, si vous dites que parmi les causes du terrorisme figurent le chômage, la pauvreté et la hausse des prix, ils se révoltent contre vous préférant l’idée que ces terroristes sont payés par l’étranger. Moi, je pense qu’il fallait mettre le terrorisme de côté et se demander si la pauvreté, la hausse des prix et le chômage ne sont pas des ennemis à part entière qu’il importe de combattre ... Lorsque les jeunes grandissent dans une atmosphère saine sur les plans économique et social, ils tiennent à leur vie, tandis que quand ils grandissent dans un environnement opprimant, ils auront recours au terrorisme religieux, ou alors au crime », insistait le romancier.

Les réponses de Mahfouz continuent à étonner aujourd’hui, d’autant plus qu’elles sortent d’un écrivain taxé de conservatisme. Elles reflètent une dimension humaine et une perspicacité intellectuelle, et montrent combien le prix Nobel égyptien croyait à la liberté. Ainsi, malgré le fait d’être victime à maintes reprises de campagnes hostiles, il a toujours défendu la liberté de la presse qu’il plaçait au-dessus de toutes les autres formes de libertés, parce que la presse est « la voix du peuple ». « Certaines choses fonctionnent sans liberté, de manière tordue, sauf la presse, sans liberté, il ne saurait y avoir de journalisme ».

Il n’en est pas de même avec la fiction. Dans le chapitre regroupant les interviews relatives à la littérature et l’univers romanesque, Mahfouz explique à Salmawy : « Tu connais toutes les manoeuvres et les astuces littéraires, le symbole, le signe, le sens caché entre les lignes, tout cela évite à l’écrivain de se trahir ou de mentir à ses lecteurs ». C’est ainsi que le grand romancier a pu survivre les différents régimes politiques qui se sont succédé pendant ses 60 ans de carrière, en s’adaptant aux marges de libertés qui s’élargissaient et se rétrécissaient au gré des circonstances.

Pour Mahfouz, un écrivain doit être prêt à défendre son point de vue et à subir les conséquences de ses prises de position. Il suffit juste de trouver le bon moyen pour s’exprimer .

Héwarat Naguib Mahfouz, par Mohamed Salmawy. Le Centre d’Al-Ahram pour la publication, 2015, 419 pages.

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