Le journal
al-tahrir, né en avril 2011 de la révolution de janvier et qui doit son nom à la place emblématique à partir de laquelle la foule réclamait le départ de Moubarak, vient de s’éteindre. Akmal Qortam, homme d’affaires et de politique, a décidé de fermer le quotidien dont il est le propriétaire depuis 2013 quand Ibrahim Al-Moallem, éditeur et président d’un autre quotidien,
Al-Shorouk, a décidé de le vendre. Qortam, qui a informé les journalistes de sa décision seulement une semaine à l’avance, et non pas deux mois comme exigé par la loi, a justifié sa décision par «
la crise financière » qui frappe le journal, voire presque l’ensemble des médias.
La dernière une d'Al-Tahrir.
« J’ai tout fait pendant les deux dernières années pour que le journal continue, mais maintenant, nous sommes arrivés à une étape difficile, étant donné la faiblesse de la distribution. Je croyais que l’Etat allait inciter les entreprises publiques à nous donner notre part de publicité, mais on n’a rien obtenu et je ne voulais pas demander, afin de ne pas être poussé à faire l’éloge du gouvernement », a dit le propriétaire du journal dans un entretien avec le quotidien Al-Watan. Celui-ci a ainsi promis de transférer une partie des journalistes et des employés du journal vers un nouvel hebdomadaire qu’il va bientôt lancer ou vers le site Web, et payer une compensation financière pour les 4 années qu’ils ont passées à Al-Tahrir. Mais jusqu’à la publication du journal, aucun de ces engagements n’a été tenu. « Il veut nous donner une compensation pour deux ans seulement, c’est-à-dire depuis qu’il a acheté le journal. Quant à l’hebdomadaire, cela s’est avéré être une promesse », explique Mohamad Al-Kholi, journaliste à Al-Tahrir, qui affirme que les journalistes vont augmenter la pression et mèneront probablement un sit-in au journal. Contacté par téléphone, Qortam a affirmé avoir déféré la question au conseiller juridique du journal, Mohamad Abdel-Mawla. Mais celui-ci s’est abstenu de tout commentaire. « Nous n’avons publié aucun nouveau communiqué », a-t-il dit à l’Hebdo. « Je vous contacterai s’il y a du nouveau ». Le syndicat des Journalistes, qui doit gérer la crise, semble dans une confusion totale, se contentant de publier des communiqués et d’effectuer des visites au journal (lire page 5).
La crise par laquelle passe Al-Tahrir n’est pas la première et semble loin d’être la dernière. Après une expansion des médias dans la foulée de la révolution, l’atmosphère s’est vite assombrie. Avant Al-Tahrir, Al-Shorouk est passé par une crise presque similaire qui a été apaisée, mais loin d’être finie. C’est aussi la situation dans plusieurs chaînes de télé qui payent difficilement les salaires. Certaines ont été obligées de fermer, à l’instar de CBC, qui a fermé CBC 2, ou Al-Nahar, qui a vite mis fin à Al-Nahar Sport, et Dream qui a fermé sa seconde chaîne. L’Union de la radio et télévision de l’Etat accuse une perte de 3,6 milliards de L.E. pour l’année fiscale 2013-2014.
A la télé comme dans les journaux privés, le système est régi par un agent publicitaire qui prend le monopole du média en contrepartie d’une somme annuelle d’argent. Un système qui a fait qu’aujourd’hui, presque une seule compagnie de publicité monopolise le marché, Promomedia, et à côté d’elle deux très petites compagnies possédant le droit publicitaire d’Al-Marsy Al-Youm et de la chaîne Al-Nahar (lire page 4). Ces compagnies détiennent l’argent, et donc se permettent souvent d’intervenir dans le contenu éditorial sous prétexte d’attirer plus de publicité.
3,5 milliards de recettes
La crise qui se veut financière n’a pas empêché les médias d’attirer plus de 3,5 milliards de livres de recettes publicitaires en un an. La plus grande part, environ 2,4 milliards, concerne la télé, et le reste est la part de la presse écrite, selon un directeur d’une agence de publicité qui a préféré garder l’anonymat. Un chiffre important, alors que la circulation de la presse est en recul. L’ensemble de la distribution de la presse rassemblée tourne autour de 700 000 exemplaires par jour, selon les estimations de plusieurs rédacteurs en chef. Mais le chiffre exact fait partie des top secret du métier. La télé, elle, a perdu environ un tiers des téléspectateurs, selon les études du marché conduites depuis 2013. « La crise économique mondiale et la stagnation des marchés économiques après la révolution de janvier ont contribué au climat actuel », croit Ahmad Bédeir, directeur général du groupe Al-Shorouk. Selon lui, le gouvernement, comme en France, aurait dû contribuer à aider en partie la presse pour garantir sa continuation. C’est pourtant le contraire qui se passe. Le gouvernement n’est visiblement pas un fervent de la presse indépendante. En deux semaines, plusieurs journaux ont été retirés de la circulation et plusieurs journalistes ont été arrêtés et détenus par la police. « Les règles de jeu ont désormais changé », croit le journaliste Waël Abdel-Fattah, qui a écrit une série d’articles sur le statut de la presse en Egypte. « Les journalistes imaginent que nous sommes dans l’ancien système, comme sous Moubarak, où le régime cohabitait avec la presse, mais la vérité est que le nouveau système fonctionne autrement. C’est un mélange de plusieurs systèmes hérités », dit-il dans un entretien avec l’Hebdo. « Nous sommes face à un Etat qui préfère la dépendance plutôt que les alliances, et qui se soucie peu des critiques. Pour ce nouveau système, ce qui compte c’est de faire sentir sa présence et de véhiculer le message que tout média peut être fermé à n’importe quel moment ». Ainsi, le gouvernement n’a pas hésité, dans certains cas, à intervenir, tandis que la Constitution votée après le départ du régime des Frères garantit l’indépendance de la presse (lire page 4).
Mohamad Nasser, expert médiatique, croit que la crise émane du fait que tous ces médias n’ont pas été fondés en fonction d’une étude économique, et que la survie des chaînes et des émissions était ainsi tributaire des événements politiques et non du métier. Il explique que « la première génération de télé privée a été fondée par des hommes d’affaires pour préserver et soutenir leurs intérêts économiques sous Moubarak, et en même temps, servaient le régime en lui donnant une certaine crédibilité ». La deuxième génération née après la révolution de janvier, et dont le financement est peu transparent, a été, selon lui, fondée pour « orienter la révolution et diriger l’opinion dans une direction particulière et leur survie est menacée avec la fin de leur mission ». Qui était derrière ces médias ? « Des groupes d'intérêt et certains pays arabes se cachent derrière des hommes d’affaires peu connus », s’accordent Nasser et Abdel-Fattah. Loin de la crise financière ou de la pression politique, c’est l’industrie de la presse elle-même qui est en danger. « L’échec et ensuite l’échec ». C’est ainsi que Abdel-Fattah qualifie le travail des hommes de médias aujourd’hui qui « travaillent sans aucune règle et ont du coup perdu tout le lectorat attiré après la révolution de janvier ». Pourquoi ont-ils échoué à le maintenir alors que la presse est une industrie rentable ? Abdel-Fattah croit avoir la réponse : « Ils optent pour les solutions faciles et continuent à recréer les mêmes idées avec les mêmes personnes ».
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