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Haifaa Al-Mansour : La féministe derrière la caméra

Yasser Moheb, Mardi, 28 juillet 2015

Première femme réalisatrice en Arabie saoudite, Haifaa Al-Mansour se bat avec ses propres armes pour faire évoluer les droits de la femme dans son pays.

Haifaa Al-Mansour
Haifaa Al-Mansour, première femme réalisatrice en Arabie saoudite.

Si elle est encore peu connue du grand public, la réalisatrice et cinéaste de 41 ans est devenue déjà une habituée des grands festivals internationaux. De Dubaï à Tribeca, et de Venise à Cannes, elle fait des va-et-vient permanents, soit pour la projec­tion de son film Wadjda ou pour participer aux différents jurys. Avant elle, dans son pays, le cinéma au féminin n’existait pas. En signant le premier film jamais réalisé en Arabie saoudite, Haifaa Al-Mansour a prouvé qu’on pouvait rêver, désirer et bouleverser les normes, en dépit des divers interdits.

Venant de l’Arabie saoudite, où il n’y a plus de salles de cinéma depuis les années 1970, Haifaa Al-Mansour fait figure de pionnière : puisqu’elle est, en effet, la première réalisatrice saoudienne. Ayant dans son panier un seul long métrage, Wadjda, premier film tourné tout en entier en Arabie saoudite, elle vient de signer une autre oeuvre singulière, Al-Mobtaëssat (les bour­sières), le premier téléfeuilleton réalisé par une Saoudienne. Portant toujours sur le thème fétiche de la cinéaste, cette oeuvre relate l’histoire de quatre Saoudiennes qui partent en bourse en dehors de leur pays afin de faire des études dont elles sont privées dans leur propre patrie. Que ce soit pour son thème — celui des droits de la femme saoudienne — ou bien pour le fait d’être signé par une réalisatrice du Royaume wahha­bite, le téléfeuilleton a été vigoureusement atta­qué par un grand nombre de conservateurs.

« La condition de la femme saoudienne est — et restera — mon thème-mission. Je connais beaucoup de choses là-dessus et je n’hé­siterai jamais à attaquer tant de réalités assez délicates et épineuses, vécues discrètement dans la société saoudienne par les femmes, victimes d’une ségrégation sans aucune logique, ni pré­texte », déclare Haifaa Al-Mansour sur un ton plein de détermination et de quiétude. « Dans mes oeuvres, je ne cherche point à raconter des histoires larmoyantes sur des femmes souffre-douleur, mais je montre au contraire des femmes résolues et triomphantes », s’explique-t-elle.

Portant quelques caractères de son nom, puisque Haifaa signifie longiligne et Al-Mansour veut dire victorieux, la cinéaste est toujours attentive, souriante et pétulante d’une énergie débordante dès qu’elle parle de ses oeuvres, de sa famille, de l’avenir de sa patrie, mais aussi de ses rêves et de ses ambitions avant tout profession­nelles.

Issue d’une famille saoudienne traditionnelle, Haifaa a grandi à Al-Hasa, endroit calme et modeste dans la région Est de l’Arabie saoudite. Huitième d’une famille de 12 enfants — 5 gar­çons et 7 filles — elle a eu la chance d’avoir des parents libéraux. Son père, Abdel-Rahman Al-Mansour, conseiller juridique et poète saou­dien de renom, et sa mère, Bahia Al-Suwaiyegh, assistante de services sociaux, n’épargnaient aucun effort pour exposer régulièrement leurs enfants aux différents genres de culture. Mais pas question de devenir cinéaste !

« Mon père était très ouvert d’esprit. Lui et ma mère, ils nous ont de tout temps accordé la liberté nécessaire pour s’épanouir en tant qu’in­dividus. Ils encourageaient leurs filles à para­chever leurs études mais dans les limites offertes aux femmes en Arabie. Je ne souffrais pas fran­chement des contraintes subies par presque toutes mes copines, au sein de leurs familles ».

Sa mère bienveillante voulait que ses douze enfants soient tous doc­teurs. Mission sans doute impos­sible. « Quatre y sont parvenus en fait, mais pas moi », affirme la cinéaste en souriant. « J’ai essayé de devenir ingénieur. Là aussi, c’était un échec éminent. Alors, je suis allée étudier la littérature anglaise en Egypte, où j’ai obtenu ma licence en littérature comparée de l’Université américaine du Caire, avant de retourner en Arabie saoudite pour travailler dans une compagnie pétrolière où j’enseignais l’anglais et l’arabe. Cette société était mixte, ce qui est rare dans mon pays », dit-elle.

C’était à la fin des années 1990. Toutefois, pour une femme en Arabie saoudite à l’époque, aucun salut ni honneur n’apparaissait en dehors de l’abaya (sorte de tchador couvrant la femme de la tête au pied). « Je me sentais malheureuse­ment presque invisible en tant que femme et j’avais du mal à trouver ma voie. Personne ne m’écoutait, ni pensait qu’une femme puisse avoir un autre destin que de vivre dans l’ombre ».

Très vite, et à sa grande joie, la petite Haifaa découvre le cinéma. C’était sous la forme du VHS bien-sûr. « Les Saoudiens sont de grands consommateurs de films en privé. Pendant ma tendre enfance, je regardais surtout Bruce Lee, Jackie Chan, les comédies musicales indiennes et bien sûr les blockbusters américains », dévoile la jeune cinéphile. Et de poursuivre : « Encore jeune, je n’avais pas le droit de mettre les pieds dans le vidéo-club. Sur la porte de celui-ci était indiqué : Interdit aux femmes. Je me souviens également que le vendeur sortait sur le trottoir pour que je choisisse les films sur sa liste, puis il ressortait pour me les donner en cachette ! ».

Un jour, le département Médias de la boîte pétrolière où elle tra­vaillait lui demanda de réaliser des vidéos sur leurs activités. C’est ainsi qu’elle a appris à filmer, tout en s’initiant au montage.

Néanmoins, personne ne pensait que le destin gardait pour la jeune Haifaa un élan tout à fait unique et singulier dans ce domaine, depuis toujours interdit aux jeunes filles. Quant à la jeune mademoiselle, elle ne trouvait pour but que de voler hors de l’essaim !

« Je me suis lancée dans le tournage d’un court métrage intitulé Mane ? (qui ?), dans lequel un serial killer se déguise en femme voilée pour tuer. Je l’ai fait avec une petite caméra DV ; ma famille et mes amis m’aidaient en don­nant des suggestions sur le script, les costumes et l’éclairage », raconte Haifaa Al-Mansour. « Je me souviens bien que nous tournions à l’aube pour ne croiser personne et éviter tout ennui. Ma soeur s’occupait de la lumière, mon neveu a joué le petit garçon dans le film, alors que mon frère était le criminel ! ». A la grande surprise de tous, le film a été sélectionné au Festival d’Abu-Dhabi. « Pour la première fois, j’ai senti qu’il y a des gens qui s’intéressent à ce que je pense, et qui cherchent à connaître mon opinion. Pour la première fois, j’ai senti que j’existe », souligne-t-elle.

Depuis, elle s’est retrouvée dans le monde du cinéma, des caméras, du montage mais avant tout de la réalisation de soi. Dans la foulée, elle a réalisé deux autres courts métrages, Al-Rahil Al-Morr (le départ amer) et Ana Wal Akhar (moi et l’autre) en 2001. Le coup d’essai est bien accueilli ; elle est déjà atteinte par le virus et enchaîne en 2005 avec un documentaire, Femmes sans ombre, sur le quotidien des femmes de différentes générations dans sa ville natale.

Alors que ce film voyageait dans presque 17 festivals, il a été projeté à l’ambassade améri­caine à Riyad. C’était là que Haifaa Al-Mansour a rencontré son mari, Bradley Neimann, diplo­mate américain.

Mais la jeune femme est systématique : elle part se perfectionner et faire une maîtrise en cinéma à Sydney, où son mari diplomate était en poste. Bientôt mère de deux enfants, elle entame alors ses études cinématographiques et découvre les films des cinéastes iraniens, notamment Abbas Kiarostami et Jaafar Panahi. Elle apprend comment ils ont contrecarré la censure, chez eux, grâce à leurs héros enfantins. C’était d’ailleurs à Sydney qu’elle esquisse le scénario de ce qui deviendra Wadjda, l’histoire d’une fillette de douze ans qui veut à tout prix s’acheter le vélo vert qui lui permettra de faire la course avec son ami, Abdallah. Mais en Arabie saou­dite, les bicyclettes sont réservées aux hommes car elles constituent une menace pour la vertu des jeunes filles. Bien qu’elle ait grandi dans un milieu conservateur, Wadjda reste pleine de vie. Face au refus de sa mère de lui donner de l’ar­gent pour acheter le vélo, Wadjda décide alors de participer au concours de récitation coranique organisé par son école, offrant à la gagnante la somme tant désirée.

« A Sydney, j’ai vu le film italien Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica. J’ai compris qu’on pouvait construire tout un film autour d’un vélo. Je me suis aussi inspirée de ma nièce, une enfant très libre, qui voulait jouer au foot­ball, mais que mon frère — très conserva­teur — a réprimée ».

Mais, un premier film, c’est forcément auto­biographique ? Pas tout à fait. « J’aurais bien aimé avoir l’audace de Wadjda. Je suis beau­coup plus timide », avoue cette pionnière. « Comme Wadjda, j’appartiens à ce monde de femmes, j’y ai grandi. C’est ce que je connais le mieux. Donc, j’ai décidé de faire un film honnête et véridique dans lequel je puisse mettre un peu de ma propre vie ».

La cinéaste explique que la bicyclette reste une métaphore pour un rêve non réalisé et repré­sente la liberté et le mouvement, à la fois phy­siques et sociaux. « Un jour, mon père est allé acheter des vélos pour deux de mes frères. J’en voulais un moi aussi ; alors il me l’a offert immédiatement, malgré le regard critique du vendeur. Mon père m’a donné cette force d’assu­mer mes désirs. J'en suis reconnaissante ».

Pendant le tournage de certaines scènes de son film dans les rues de la capitale, Riyad, il a parfois fallu que Haifaa dirige les acteurs depuis l’intérieur d’un van, via un talkie-wal­kie. C’était ainsi qu’elle a évité les arrêts pré­vus. « La société saoudienne commence à s’ouvrir depuis des années, mais assez lente­ment, et certaines mentalités ont commencé à changer. La preuve : j’ai tourné Wadjda avec la permission des autorités. Cette autorisation était importante car je ne voulais pas m’oppo­ser au pouvoir. Par ailleurs, j’ai écrit le scéna­rio dans le respect de toutes les traditions de la société. Car mêmes les hommes ils sont sou­mis, eux aussi, à une forte pression sociale. Il est important quand même de travailler depuis l’intérieur du système et non pas en son dépit », conclut-elle.

Son film faisant le buzz partout, et récom­pensé dans une quinzaine de festivals et mani­festations internationaux, Haifaa Al-Mansour garde encore et toujours ses pieds sur terre. « Je ne cherche aucun héroïsme. Et je ne sais pas si je suis une pionnière ou pas, mais ce que je sais bien c’est que beaucoup de femmes, et égale­ment des hommes qui les soutiennent, agissent comme moi pour faire progresser la société ».

Et d’assurer : « Récemment, plusieurs femmes ont été élues au Parlement saoudien, alors que des sportives saoudiennes étaient présentes aux derniers Jeux olympiques. Quant à notre gou­vernement, il a commencé à distribuer des bourses scolaires qui permettent aux étu­diants — hommes et femmes — d’aller étudier à l’étranger. C’est la preuve que l’Arabie saoudite s’ouvre peu à peu. Même si le changement se réalise doucement, il se fait tout de même ».

De nouvelles aventures artistiques à l’horizon, pour cette infatigable pionnière ? « Certes, mais ce n’est pas encore concrétisé. Toutefois, il y a encore beaucoup d’histoires à relater sur ma patrie », promet-elle.

Jalons :

1974 : Naissance en Arabie saoudite.

2000 : Employée dans une compagnie pétrolière.

2005 : Sortie du documentaire Femmes sans ombre.

2012 : Sortie de son premier long métrage, Wadjda.

2013 : Prix du meilleur premier film du Festival international du film de Durban.

2014 : Sélection de Wadjda pour représen­ter l’Arabie saoudite aux Oscars dans la catégorie du Meilleur film en langue étran­gère.

2015 : Diffusion de son premier téléfeuille­ton, Al-Mobtaëssat (les boursières).

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