Le 30 juin 2013, des millions de personnes manifestent contre le pouvoir des Frères musulmans.
Soutenues par une rue hostile au président Mohamad Morsi, des forces politiques diverses s’unissent en 2013 face au pouvoir islamiste. Libéraux, gauchistes, salafistes, jeunes de la révolution du 25 janvier 2011, mais aussi partisans du PND dissous de Moubarak ... Ils réusissent à surmonter leurs différends idéologiques pour réaliser un but commun le 30 juin : se débarrasser du régime des Frères musulmans.
Aujourd’hui, deux ans après cette révolution, la scène a bien changé. Le front politique du 30 juin s’est fragmenté. Le Front national duww salut, formé en 2012 et regroupant 35 partis et mouvements politiques contre le président destitué Mohamad Morsi, n’a plus d’existence. Le mouvement du 6 Avril, fer de lance de la révolution du 25 janvier 2011 et aux premiers rangs de la révolution du 30 juin 2013 est désormais sur le banc des accusés. On lui reproche de « comploter avec l’étranger ». Idem pour d’autres mouvements et personnalités comme le parti Al-Dostour et les Socialistes révolutionnaires. Mohamad Al-Baradei, figure du 25 janvier et partisan du 30 juin, s’est retiré de la scène politique. Le mouvement Tamarrod, initiateur de la révolution du 30 juin, est tombé en proie aux divisions internes. Les forces révolutionnaires du 25 janvier se disent « marginalisées » et même « réprimées ». Ceci au moment où le retour des feloul (partisans de l’ancien régime Moubarak) sur la scène politique et l’influence croissante des hommes d’affaires font craindre un revirement sur les principes de la révolution du 25 janvier.
Préserver l’identité de l’Egypte
Si certaines forces du 30 juin ont pris leurs distances avec le pouvoir du président Abdel-Fattah Al-Sissi, d’autres au contraire sont restées fidèles à celui-ci. C’est le cas du Néo-Wafd, du parti du Rassemblement, des Egyptiens libres, du parti du Congrès ainsi que le parti salafiste Al-Nour. Selon Chehab Waguih, porte-parole du parti des Egyptiens libres, le soutien de son parti au président Sissi vise à « préserver l’identité civile de l’Egypte retrouvée après la révolution du 30 juin ». « C’est grâce au pouvoir actuel que l’Egypte a été sauvée du fascisme religieux des Frères musulmans. Les quelques restrictions aux libertés décriées par certains ont un caractère temporaire et sont rendues nécessaires face à la la vague de terrorisme qui frappe l’Egypte », explique Waguih. Selon lui, les forces politiques qui critiquent le détournement de la révolution doivent être plus positives et pragmatiques. « Aucun pays ne peut rester en état de révolution permanente. Place à présent au travail politique à travers lequel les contestataires peuvent s’opposer au régime, critiquer ses politiques mais à travers des canaux légaux », estime Waguih.
Pour sa part, le politologue Gamal Zahran explique que la coalition du 30 juin n’a pas été créée pour persister et ne remplit pas les conditions nécessaires pour survivre. « Il s’agissait simplement d’un front uni contre un ennemi commun, à savoir les Frères musulmans. Mais les composantes de cette coalition n’avaient pas d’idéologie commune permettant la survie de la coalition. La démocratie est basée sur le principe du pluralisme politique et il est normal et tout à fait sain de voir ces divergences entre les forces politiques », estime Zahran. Bref, selon lui, ce front a accompli sa mission et n’a plus raison d’être.
Le prix de l’alliance
Mais d’autres ne voient pas la question du même oeil. Selon les observateurs, la loi contestée sur les manifestations, l’acquittement de Moubarak et les symboles de son régime, l’ajournement des élections législatives et les arrestations des jeunes de la révolution sont des raisons parmi d’autres qui ont contribué à fissurer le front du 30 juin. Ahmad Al-Béheiry, porte-parole du Courant populaire, avoue que cette fragmentation politique est la conséquence normale d’une alliance illogique entre la révolution et ses détracteurs. « Plus rien ne représente la révolution. Les jeunes de la révolution sont derrière les barreaux, Moubarak et ses acolytes ont été libérés, les symboles du PND envahissent la scène politique et la polarisation est à son comble », déplore Al-Béheiry. Selon lui, l’erreur fatale est que les forces révolutionnaires se sont ralliées aux feloul pendant la révolution du 30 juin. « Elles auraient dû comprendre que les Frères musulmans et les feloul n’étaient que le revers d’une seule monnaie. Si notre but en participant à celle du 30 juin était de sauver celle du 25 janvier détournée par les Frères, le but des feloul était de saper cette dernière et de restaurer leurs réseaux d’intérêts », s’explique Al-Béheiry.
Vision partagée par le politologue Ahmad Abd-Rabou, qui estime que le 30 juin a été exploité par certains pour reconquérir le terrain perdu et réinstaller l’Etat profond. « Réseaux d’hommes d’Affaires de l’ère Moubarak, anciens responsables et d’autres qui ont beaucoup perdu de leur influence après le 25 janvier 2011 ont utilisé le 30 juin pour remettre en cause la révolution de 2011 et ses symboles. Leur but était de rétablir l’Etat profond qui reste présent, même s’il a perdu beaucoup de sa légitimité après le 25 janvier. Il existe un conflit latent au sein du régime entre deux courants. Le premier milite pour le retour de l’Etat profond et le second prône l’Etat de droit », décrypte Abd-Rabou. Il assigne aux forces révolutionnaires une partie de la responsabilité de ce revirement qu’a connu la révolution. « Il était naïf de la part d’une partie de l’opposition de croire qu’elle pouvait s’allier à l’ancien régime pour renverser Morsi, et que cela n’aurait pas de conséquences. Ce conflit entre l’Etat profond et les révolutionnaires persistera pendant un certain temps surtout que ces derniers font l’objet d’une défiguration systématique depuis le 30 juin », estime-t-il.
Le fossé s’élargit
La loi contestée sur les manifestations a été la première fracture de l’alliance du 30 juin. La mise en vigueur de cette loi pour « s’attaquer aux manifestations violentes des Frères musulmans » a donné lieu à des accrochages entre les forces de l’ordre et les jeunes de la révolution. Ces groupes révolutionnaires qui ont été le fer de lance du soulèvement populaire du 25 janvier 2011 et étaient aussi en première ligne du 30 juin, contre le régime des Frères musulmans, refusent qu’on leur ôte l’un des acquis de la révolution, à savoir le droit de manifester. L’application rigoureuse de la loi a été un facteur important qui a déchaîné la colère de certaines forces, dont la Coalition populaire fondée par l’ex-candidat à la présidentielle, le nassérien Hamdine Sabahi. En vertu de cette loi, des figures de proue de la révolution, comme Alaa Abdel-Fattah, Ahmad Douma et Ahmad Maher ont été incarcérées pour violation de la loi. Selon Laila Soueif, activiste et professeur à l’Université du Caire, la mise en vigueur de cette loi a mis au jour la volonté des services de sécurité de récupérer le terrain perdu et d’en finir avec les protestataires. « Profitant du contexte politique actuel et de la confrontation avec les Frères musulmans, les services de sécurité veulent prendre leur revanche sur les groupes révolutionnaires », accuse Soueif.
Ressentant la colère des jeunes, le régime multiplie les gestes d’apaisement affirmant qu’il « n’y aura pas de retour en arrière » et que les revendications des deux révolutions du 25 janvier et du 30 juin seront satisfaites. Le président Al-Sissi avait à maintes reprises souligné son respect des deux révolutions et des jeunes de la révolution.
Dans cette équation politique confuse, c’est le parti salafiste Al-Nour, seul partisan islamiste de la révolution du 30 juin, qui ne parvient pas à trouver sa place. Il est accusé par les forces islamistes de « trahison » et par les partis libéraux de manoeuvrer au profit des Frères musulmans. Ces partis refusent Al-Nour comme parti à référence religieuse, affirmant qu’il est en contradiction avec le concept de l’Etat civil. La lutte d’Al-Nour ne sera pas facile après avoir perdu les islamistes et les libéraux.
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