Jeudi 7 décembre, Barack Obama appelle le président égyptien au téléphone. Son coup de fil fait suite aux affrontements entre opposants et milices des Frères musulmans, près du palais présidentiel, qui ont causé la mort de 7 personnes. A travers le combiné, il partage sa profonde inquiétude et encourage Morsi au dialogue. Bon point pour le président égyptien : celui-ci vient de programmer une rencontre avec tous les partis politiques le surlendemain, à savoir samedi. Obama ajoute que ces réunions « devraient se tenir sans conditions préalables » et que les dirigeants des partis d’opposition devraient y participer.
Une attitude passive qui laisse croire que Washington préfère, à nouveau, fermer les yeux sur l’essentiel. Face au soulèvement conjoint de la rue et de l’opposition, qualifié sur Twitter de « Révolution 2.0 », la Maison Blanche ne semble pas vouloir prendre position. Elle n’a rien déclaré sur la promulgation par Morsi — le lendemain même du jour où l’Amérique, Israël et le Hamas le couvraient d’éloges — d’une déclaration constitutionnelle lui arrogeant les pleins pouvoirs.
Les responsables américains se réfugient dans des formules vagues tout en rappelant que les accords de Camp David demeurent la priorité absolue. La réaction américaine est même en retrait de la réaction européenne. « Les Etats-Unis sont engagés dans une étroite coopération sur le plan militaire avec l’Egypte. On peut comprendre qu’ils se tiennent plus en retrait que l’Union européenne », expliquait cette semaine un diplomate européen préférant garder l’anonymat.
Tollé dans l’opposition
Ce manque de réactions a provoqué un tollé dans l’opposition. Celle-ci accuse les Etats-Unis de vouloir protéger le régime islamiste en Egypte au détriment des principes démocratiques et légitimistes. « Les masques sont tombés. En dépit des dérives politiques et constitutionnelles flagrantes du président Morsi, qui agit à l’égal d’un pharaon, les Etats-Unis persistent à ignorer les revendications de la révolution. Ils protègent un régime fasciste, directement impliqué dans la mort d’Egyptiens », s’insurge Abdel-Halim Qandil, écrivain et militant de gauche.
Qandil estime que le prestige accordé à Morsi, suite à son rôle dans la conclusion de la trêve entre l’Etat hébreu et le Hamas, lui a servi de blanc-seing. « C’est honteux que les islamistes utilisent le même stratagème que Moubarak : ils immunisent leur pouvoir et obtiennent un soutien inconditionnel de Washington en garantissant la sécurité d’Israël », dit-il. Il avertit aussi que « si les Frères musulmans choisissent de miser sur le soutien occidental, l’opposition misera sur la volonté populaire et la force de la rue. Or, ces dernières l’ont montré avec Moubarak, elles sont capables de renverser un régime despotique même ci celui-ci jouit du soutien des Américains ».
Pour la politologue Hala Moustapha, ce comportement vient confirmer une rumeur qui court depuis plusieurs années : L’Amérique et les cadres des Frères musulmans concluent des arrangements dans la région, certainement sous l’égide de la Turquie et du Qatar. « Les Américains n’étaient certainement pas ravis de voir les Frères musulmans accaparer l’ensemble du pouvoir, mais ils ont agi avec pragmatisme », réplique Hala Moustapha.
Pas de danger pour les Etats-Unis
« Tant que la situation ne dégénère pas, les manifestations en cours ne représentent par pour l’Amérique un véritable danger sur le maintien du régime de Morsi », explique Achraf Al-Chérif, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. Selon lui, la situation complexe et mouvante oblige les Etats-Unis à faire preuve de prudence. Prendre parti ou intervenir directement serait bien trop dangereux, surtout que le contexte politique actuel, avec « une rue divisée et une opposition fragmentée », diffère de celui de la révolution.
Ainsi, une intervention diplomatique des Etats-Unis ne serait envisageable qu’en dernier recours, faute de meilleure alternative. Et encore, dans ce cas, ils ne s’autoriseront ni un coup militaire, ni le renversement du régime. « La division de la rue ne rend pas le départ de Morsi un élément de stabilisation du pays. Or, c’est de cette stabilité que dépendent les intérêts stratégiques et économiques des Etats-Unis dans la région arabe », note-t-il.
Al-Chérif qualifie la position de l’administration américaine de « cohérente ». Celle-ci semble, en effet, vouloir utiliser les Frères musulmans comme un rempart contre l’extrémisme religieux d’une part, et un allié durable d’autre part. Le 21 novembre, Hillary Clinton félicitait ainsi Morsi d’être à la tête d’un pays qui « continue à être la pierre de touche de la stabilité régionale et de la paix ».
Maintien de la communication
Même sous Moubarak, les canaux de communication n’ont pas été coupés entre les Etats-Unis et la confrérie. C’est la force politique la mieux organisée en Egypte et elle jouit d’une réelle base populaire. Les Etats-Unis étudiaient, bien avant la révolution, la possibilité de substituer certains régimes arabes « corrompus et despotiques » par des régimes islamistes modérés. « Sur le fond, les Américains préfèrent traiter avec des Frères musulmans, guidés par une idéologie connue et adeptes d’une démarche politique rationnelle, qu’avec des tyrans discrédités par leur peuple ou des mouvements plus radicaux », analyse Al-Chérif.
Pour autant, le professeur de sciences politiques met en garde. Le soutien inconditionnel aux Frères musulmans constitue une arme à double tranchant. Il pourrait s’avérer dangereux de tout miser sur le premier partenaire valide. A long terme, la différence entre le discours et la position des Frères musulmans risque de les discréditer. « Le pragmatisme de la confrérie et ses positions clémentes envers Israël provoqueront des dissensions dans le camp des islamistes qui font pour l’instant front face aux libéraux, comme dans l’électorat. Certains critiquent déjà sans fard le président Morsi sur l’application de la charia et la politique étrangère », rappelle Al-Chérif.
L’accord Gaza-Israël, négocié en un temps record après condamnation des attaques israéliennes que Morsi a qualifiées d’« agression contre l’humanité », est similaire à celui négocié il y a 4 ans pour mettre fin à l’opération « Plomb durci ». Il comporte un certain nombre de responsabilités supplémentaires pour l’Etat égyptien, notamment celle de faire cesser le trafic d’armes vers Gaza. Or, cette responsabilité n’implique pas seulement la seule personne du président, mais tout le peuple égyptien.
« Si les Frères ont déjà perdu une partie de leur base électorale à cause du fiasco de leurs politiques intérieures, ils perdront une autre bonne partie de celle-ci à cause du soutien américain », prévoit Al-Chérif. La roue semble déjà en marche.
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