Quelques heures après que l’armée eut lancé un appel solennel au dialogue, doublé d’une menace à peine voilée, le président Mohamad Morsi a accepté, samedi soir, d’abandonner ses pouvoirs renforcés en vertu de sa déclaration constitutionnelle du 22 novembre.
Le lendemain, plusieurs personnalités politiques ont été reçues au palais présidentiel pour un dialogue marathon qui s’est terminé dans la soirée. Ce pas en arrière pris par le président est révélateur de l’impact politique que conserve l’institution militaire, qui s’est éclipsée de la scène politique peu après l’élection présidentielle de juin 2012.
L’armée égyptienne a sommé samedi le pouvoir et l’opposition de dialoguer pour résoudre la crise qui secoue le pays, mettant en garde contre un « désastre » en cas d’échec. Faute de dialogue, l’Egypte emprunterait « un sentier obscur qui déboucherait sur un désastre », ce que l’institution militaire « ne saurait permettre », préviennent les militaires dans leur communiqué. Celui-ci appelle néanmoins au « respect de la légalité et des règles démocratiques ».
L’armée exprimait son inquiétude au lendemain des affrontements entre opposants et partisans de Morsi devant le palais présidentiel dans la banlieue d’Héliopolis dans les nuits de mercredi et jeudi, des affrontements qui se sont soldés par 6 morts et plusieurs centaines de blessés.
Beaucoup d’observateurs ont trouvé que le ton de ce communiqué traduit une tentative de l’armée de se démarquer de l’attitude obstinée du président vis-à-vis de ses opposants, voire une possibilité d’une nouvelle sortie de l’ombre des militaires au cas où celui-ci se montrerait incapable de gérer la situation.
Une impression renforcée par l’attitude de la garde républicaine qui avait farouchement gardé le périmètre du palais présidentiel durant les 18 jours de la révolution et jusqu’à la chute de Hosni Moubarak, mais qui aujourd’hui laisse l’accès libre aux manifestants jusqu’à l’entrée du palais. Lors des manifestations qui se sont déroulées tout au long de la semaine, l’armée a fait savoir qu’elle n’emploierait pas la violence contre la foule. En outre, le communiqué ne fait pas mention d’informations de la loi donnant pouvoir à l’armée d’arrêter des civils en cas de troubles à l’ordre public, une loi qui risque de mettre les militaires aux premières lignes face à une tranche de citoyens de plus en plus mécontents de leur président.
L’héritage de l’ancien régime
Depuis la révolution, beaucoup ont accusé les Frères musulmans d’avoir conclu un pacte avec l’armée, en vertu duquel les deux parties se sont partagé l’héritage de l’ancien régime. Beaucoup de faits donnent de la substance à de telles accusations, notamment le changement d’attitude des Frères qui ont tourné le dos à Tahrir au lendemain de la chute de Moubarak, mettant en avant la légitimité parlementaire d’une Assemblée du peuple qu’ils dominaient déjà, et qualifiant les révolutionnaires de voyous. Au pouvoir, le président Morsi a immunisé les membres du Conseil suprême des forces armées, qui ont géré la transition, contre toutes poursuites judiciaires pour le meurtre de dizaines de manifestants durant les 18 mois de leur règne. Plus encore, la nouvelle Constitution a tenu compte de toutes les revendications des militaires, laissant intacts leur empire économique et leurs privilèges, leur assurant un ministre de Défense issu de leurs rangs et accordant un statut judiciaire aux tribunaux militaires semblable à celui de la justice civile.
Les événements de cette semaine risquent-ils de mettre fin à cette entente précaire que les circonstances ont imposée aux militaires ? Les avis divergent.
Khaled Fahmi, professeur d’histoire à l’Université américaine du Caire, exclut une telle hypothèse : « Le fait de donner aux militaires le droit d’arrêter des citoyens civils tout en les mettant à l’abri des poursuites judiciaires laisse présager une alliance entre les Frères et l’armée face aux forces pro-démocratie en cas d’échec des négociations politiques en cours ».
De son côté, Hani Shukrallah, journaliste et écrivain engagé, pense le contraire. « Le langage du communiqué militaire et l’attitude de la garde républicaine vis-à-vis des manifestants montrent bien que l’armée a appris la leçon. Les militaires ne souhaitent plus entrer en confrontation avec les manifestants et être de nouveau perçus comme un outil d’oppression au service du régime en place », dit-il. « Maintenant, si le président Morsi retrouve le sort de son prédécesseur, je ne peux pas prédire quelle serait la réaction de l’armée », ajoute Shukrallah.
La question se pose désormais, même si une bonne partie des révolutionnaires ne souhaitent pas de fin prématurée pour ce premier président élu, justement pour ne pas se retrouver sous un gouvernement militaire. Qadri Saïd, expert militaire au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, ne l’exclut pas pour autant. « Pour le moment, l’armée se contente de préserver l’ordre en l’absence de la police. Mais si la situation dégénère, il est fort possible que le Conseil suprême des forces armées reprenne les rênes du pouvoir, surtout que l’opposition libérale n’offre pas d’alternative capable de combler le vide », estime Saïd.
De son côté, Nasser Amin, directeur du Centre arabe pour l’indépendance de la justice, avance un troisième scénario. « Le peuple n’acceptera plus d’être gouverné par une junte militaire. Je pense que même l’armée ne le souhaite pas, vu son fiasco politique lors de la transition. Le discours de l’armée montre que la balance penche du côté du peuple, si la situation devient intenable, l’armée pourra accepter un conseil présidentiel civil », estime le chercheur.
Quant aux révolutionnaires eux-mêmes, ils ne savent peut-être pas encore ce qu’ils cherchent. Tout ce dont ils sont sûrs c’est leur refus de la dictature, quelle que soit sa nature. « Jusqu’à présent, l’armée reste neutre, et c’est tout ce qu’on peut lui demander. Toute tentative de sa part de collaborer avec les Frères musulmans ou de s’emparer de nouveau du pouvoir rencontrera une réaction farouche de notre part », promet la porte-parole du Rassemblement socialiste populaire, Mona Ezzat.
« S’ils sont incapables de réaliser combien de sacrifices nous avons faits pour obtenir notre liberté, c’est leur problème. Notre génération n’acceptera ni Morsi ni un autre Conseil militaire. La révolution continue coûte que coûte », ajoute-t-elle.
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