«
On trouve au coeur de chaque bouleversement politique important une révolution fiscale », écrit Thomas Piketty, l’auteur du
Capitalisme du XXIe siècle, un best-seller qui traite des inégalités.
Il donne des exemples de l’histoire de la France et des Etats-Unis : L’Ancien Régime disparaît quand les assemblées révolutionnaires votent en faveur de l’abolition des privilèges fiscaux de la noblesse et du clergé, et mettent en place une fiscalité universelle et moderne. La Révolution américaine, elle, naît de la volonté des sujets des colonies britanniques de prendre en main leur propre destin avec le célèbre slogan « pas de taxation sans représentation » (No Taxation Without Representation).
En Egypte, en revanche, deux combats latents montrent que le bouleversement politique, qui dure depuis plus de quatre ans, ne s’est pas encore soldé par une fiscalité plus juste et plus universelle.
Impôts sur les hauts revenus revus
Le gouvernement s’est récemment plié aux demandes des plus riches d’annuler la taxe provisoire sur les revenus annuels de plus d’un million de L.E. Il s’agissait d’une taxe de 30 % sur la tranche dépassant cette somme. Elle a été principalement introduite pour une période de trois ans, à commencer par l’exercice fiscal 2013-2014. « A peine un an après, cette taxe a été annulée sous la pression des investisseurs », a dévoilé Abdel-Fattah Al-Guébali, conseiller du ministre de la Planification.
Ce qui a contribué à la baisse de la recette des taxes sur les revenus lors des 9 premiers mois de l’exercice 2014/15 et qui n’a atteint que la moitié de la somme prévue. Et ce, en dépit d’une relance économique accélérée (le taux de croissance a dépassé les 4 % lors de ces neuf mois).
Selon Al-Guébali, les grands investisseurs ont réussi à ramener cette taxe à un taux unifié de 25 % sur la totalité des profits nets. Pourtant, ils demandent une autre réduction. Ils sont soutenus dans leur demande par le ministre des Finances, Hani Qadri, qui a élaboré un projet de loi dans ce sens. En effet, en mars dernier, dans la foulée de la conférence économique de Charm Al-Cheikh, le gouvernement a annoncé qu’il a décidé de réduire le taux à 22,5 % dans l’objectif d’attirer le plus d’investissements possibles. Tout indique que les investisseurs auront gain de cause, même si une source au sein du gouvernement a révélé que certains ministres s’opposent à cette nouvelle baisse.
L’annulation d’une taxe qui visait les boursiers
En Egypte, un pays peu friand de taxes, toute nouvelle taxe connaît une résistance hardie. En effet, les taxes ne représentent que 13,5 % du PIB (voir graphique).
Ainsi, sur un autre front, le gouvernement a d’ailleurs cédé aux pressions des banques d’investissement, en gelant pour deux ans la taxe sur les profits générés des échanges boursiers, d’après un communiqué de presse publié le 18 mai par le bureau du premier ministre, Ibrahim Mahlab. Cette taxe avait été introduite au début de l’année fiscale en cours (juillet 2014). Il s’agissait d’un taux de 10 % sur les profits annuels nets, ce qui devait assurer à l’Etat une recette de quelque 10 milliards de L.E. Pour donner satisfaction aux courtiers, la nouvelle taxe a été couplée de l’annulation d’une taxe de 0,1 % sur tous les échanges.
Mais cela n’aura pas suffi. Les échanges boursiers ont fortement baissé depuis début 2015. Les boursiers ont sollicité la médiation du ministre de l’Investissement, Achraf Salman, lui-même un ex-cadre supérieur d’une banque d’investissement, qui les a rassurés.
Dans ce même contexte, le président de l’Autorité des impôts, Moustafa Abdel-Qader, a été privé de trois ans de prolongement de carrière, garanti presque systématiquement aux hauts fonctionnaires, après l’âge de la retraite. Abdel-Qader avait récemment suggéré de taxer les revenus boursiers nets dépassant 5 millions de L.E. par an.
Pour Piketty, « fort logiquement, la forme concrète que prennent les impôts est dans toutes les sociétés au centre de la confrontation politique ». Or, en l’absence de toutes sortes de participation du grand public dans cette confrontation, le gouvernement devient entièrement « édenté » face à la puissance des investisseurs et des riches en général, note Réda Eissa, auteur d’un livre sur les impôts en Egypte. D’autant plus que de nombreux hauts fonctionnaires figurent parmi ceux qui ont de très hautes rémunérations, ce qui donne plus de poids aux groupes d’intérêts refusant de telles réformes. Par exemple, en 2011, Samir Radwan, ancien ministre des Finances, affirme à Al-Ahram Hebdo avoir été « évincé par le Conseil des forces armées », au pouvoir après la chute de Moubarak début 2011, qui a cédé au lobby des investisseurs. Radwan prônait l’introduction d’un impôt pour une réforme fiscale avec un taux supérieur de 35 % sur les plus hauts revenus, ainsi que des taxes progressives sur les revenus du capital et sur les propriétés foncières. Son slogan « celui qui gagne plus paye plus » est mis aux oubliettes.
Impôts fonciers, un pas en avant deux en arrière
En 2014, le gouvernement a introduit un impôt sur les propriétés foncières. L’objectif était de collecter une recette de 3,7 milliards de L.E. à partir des logements de luxe, des établissement touristiques et de certains bâtiments administratifs et industriels. Or, il n’a réussi qu’à rassembler 8 % de la somme visée, soit 300 millions de L.E.
Ces mêmes lobbies essayent de limiter cet impôt aux logements. Ils auraient convaincu le gouvernement de modifier la loi dans ce sens. D’après Abdel-Fattah Al-Guébali, le gouvernement le leur a accordé. Les modifications de la loi n’ont pas été toujours mises en public.
Piketty résume la situation : « Il s’agit de se mettre d’accord sur qui doit payer quoi et au nom de quels principes, ce qui n’est pas une mince affaire, tant il est vrai que les uns et les autres diffèrent en de nombreuses dimensions, à commencer bien sûr par le revenu et le capital ». En Egypte, peu importe les principes affichés, ceux qui ont plus arrivent toujours à payer moins .
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