L'affaire Chaimaa Al-Sabbagh est désormais examinée par la justice.
(Photo:Reuters)
Depuis le mois de mars, au moins une vingtaine de policiers ont été condamnés ou déférés devant la justice pour « sévices et actes de torture pratiqués sur des citoyens ». Cette semaine, deux agents de police et un officier au gouvernorat de Béheira, dans le Delta, ont été déférés devant la justice pour avoir torturé un accusé. La semaine dernière, 14 policiers ont été condamnés à des peines allant d’un à trois ans de prison ferme pour avoir torturé à mort deux prisonniers en 2006. En avril, deux autres policiers, inculpés d’avoir torturé à mort un avocat arrêté au poste de police de Matariya, ont été déférés devant la justice. Enfin, le Parquet a inculpé plusieurs policiers, dont un général, pour la mort de la militante de gauche Chaimaa Al-Sabbagh, le 24 janvier lors d’une manifestation au centre du Caire.
Ces condamnations et poursuites contre des officiers interviennent au moment où une campagne est lancée dans la presse contre la torture dans les commissariats de police et les prisons. Parallèlement, le Parquet procède à des inspections surprises des postes de police, constatant des abus dont les responsables « feront l’objet de poursuites judiciaires ou disciplinaires ». Quelle est la portée de ces poursuites ? Sont-elles révélatrices d’une nouvelle politique, ou bien s’agit-il simplement d’un geste destiné à l’opinion publique ? Fruit d’un lourd héritage, la torture est fréquente dans les commissariats de police et les prisons. Le centre Al-Nadim pour la réhabilitation des victimes de la violence et de la torture a recensé au cours du mois d’avril 10 morts parmi les personnes en garde à vue dans les commissariats de police, à cause de la torture et au manque de soins médicaux, ainsi que 68 cas de torture dans les lieux de détention. Un bilan que le centre qualifie d’alarmant. Magda Adli, présidente du centre s’insurge : « Les mauvais traitements sont devenus quasi systématiques dans les commissariats. Les années d’impunité ont enhardi les forces de sécurité. Si l’Etat veut vraiment mettre un terme à ce genre d’abus, pourquoi ne ratifie-t-il pas la charte internationale de la lutte contre la torture ? », affirme-t-elle. Le ministère de l’Intérieur, parle, lui, de « comportements individuels », affirmant que ces abus ne représentent pas la politique du ministère qui « respecte la loi et les normes de droits de l’Homme ». « Ces pratiques inacceptables sont l’oeuvre d’une minorité d’officiers non disciplinés et qui sont punis en vertu de la loi. Si la torture était une politique systématique, il n’y aurait pas eu autant de policiers poursuivis ou condamnés », affirme Fouad Allam, ancien directeur adjoint des services de sécurité de l’Etat. Pour lui, les condamnations des policiers sont la preuve que l’Etat lutte contre la torture. La preuve, selon Allam, en est que le nouveau ministre de l’Intérieur, le général Magdi Abdel-Ghaffar, a appelé les citoyens à contacter le ministère s’ils constatent des abus de la part de la police, affirmant qu’il ne tolérerait pas les abus.
Un pas positif mais ...
Les poursuites contre les policiers seraient-elles un message de l’Etat affirmant que la torture ne serait plus tolérée ? C’est en tout cas ce que pense Saber Amar, avocat et membre du comité de réforme législative (en charge d’adapter les lois à la nouvelle Constitution en l’absence de parlement). « C’est aussi un message de dissuasion adressé aux policiers », pense Amar. Plus méfiant, Mohamad Zarée, président de l’Organisation arabe pour la réforme pénale, trouve que même si les autorités n’ordonnent pas directement la torture, elles la tolèrent en observant le silence face aux abus. « Nous avons besoin d’une réforme en profondeur de l’appareil de la police et des législations anti-torture. Si l’Etat est sérieux, il doit mettre en place tout un système judiciaire, législatif et sécuritaire pour s’attaquer à ce phénomène », souligne Zarée. « Certes, le fait que des policiers impliqués dans des actes de torture soient condamnés est une chose positive. En revanche, il existe beaucoup de cas de torture qui ne sont pas connus et qui n’arrivent pas à la justice. Il y a des failles dans les législations qui encouragent les mauvais traitements », ajoute Zarée. Il affirme, à titre d’exemple, qu’en vertu de l’article 129 du code pénal, les personnes impliquées dans des actes de torture ne risquent qu’entre 1 et 3 ans de prison, des peines qui ne vont pas du tout de pair avec la gravité des crimes. Zarée trouve nécessaire de modifier la loi de manière à accorder aux victimes de la torture, le droit d’intenter directement des procès devant la justice. Car en vertu du code pénal, de telles procédures doivent obligatoirement passer par le Parquet général. Il propose aussi que l’inspection des prisons soit attribuée à une instance non étatique et neutre. Achraf Al-Chérif, professeur de sciences politiques, à l’Université américaine du Caire, analyse la situation sous un angle politique. Il pense que ces poursuites contre la police permettent à l’Etat de redorer son blason. « Le retour aux abus policiers après la révolution du 30 juin a créé une sorte de mécontentement dans les rangs des jeunes », explique Al-Chérif. Selon lui, depuis le 30 juin, il existe un courant au sein du pouvoir qui pousse vers le retour en force de l’Etat policier. « Ce courant se sert de la violence islamiste apparue après la destitution de Mohamad Morsi, comme prétexte pour légitimer certaines pratiques policières. Mais le résultat de ces pratiques est que le régime du président Sissi est accusé de soutenir la répression. Les jeunes de la révolution n’admettent pas que des restrictions soient imposées aux libertés au nom de la lutte contre le terrorisme », décrypte Al-Chérif. Et de conclure : « Le pouvoir veut à présent rétablir sa crédibilité » .
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