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Latifa Lakhdar : L’esprit critique tunisien va évoluer

Karem Yéhia, Lundi, 13 avril 2015

A l’occasion du Salon du livre de Tunis, rencontre avec Latifa Lakhdar. La nouvelle ministre de la Culture tunisienne a plusieurs objectifs : lutte contre l’extrémisme et diffusion d’une pensée plurielle et critique. Entretien

Latifa Lakhdar
(Photo:AP)
Al-Ahram Hebdo : Pourquoi avoir choisi, en ce moment précis, les écrivains Nawal Al-Saadawi et Adonis comme invités d’honneur de la 31e édition su Salon du livre de Tunis ?

Latifa Lakhdar : Ces choix avaient été faits avant l’attentat du Bardo. Pour Nawal Saadawi, on la considère comme faisant partie de notre pays, elle nous rend visite régulièrement depuis les années 1980. Et il est évident que le mouvement politico-féministe tunisien est reconnaissant aux pensées et aux écrits de Nawal Al-Saadawi. Elle est sans aucun doute l’une des fondatrices d’une conscience qui a formé un mouvement féministe très avancé. Pour moi, elle fait partie de mes références intellectuelles. La décision de lui octroyer une décoration n’est donc pas un hasard, mais cette décoration a acquis une nouvelle signification après l’attentat terroriste contre le musée du Bardo, car les terroristes détestent les valeurs qu’elle prône dans ses écrits, comme l’égalité entre l’homme et la femme, et d’autres idées éclairées.

— Quand vous avez pris en charge le ministère de la Culture, y avait-il des objectifs visant à lutter contre l’extrémisme et le terrorisme ? Avez-vous de nouveaux objectifs ?
— Pour être franche, il n’y avait aucun plan précédent, car le terrorisme et le fanatisme en Tunisie n’ont jamais connu une telle ampleur. Il est certain que ces phénomènes ont des raisons sociales comme la pauvreté, mais ils sont surtout originaires de notre entourage géographique. La Libye est devenue un dépôt d’armes et de djihadistes. La lutte contre le terrorisme a besoin d’une stratégie culturelle basée sur les principes des droits de l’homme et de la tolérance.

Mais parce qu’en tant que ministre de la Culture, je ne veux pas élaborer cette stratégie de façon individuelle, nous allons commencer à organiser des échanges pour ouvrir un dialogue avec les intellectuels afin d’élaborer une stratégie culturelle horizontale couvrant la totalité de la Tunisie. Et pour mettre les jeunes en garde contre les dangers de l’extrémisme religieux, nous avons besoin de la coopération des ministères de l’Education, de l’Enseignement supérieur et de la Jeunesse. Nous avons besoin de plans préventifs pour lutter contre la pensée djihadiste et fanatique, et ceci à tous les niveaux.

— Quand on entend dire que la Tunisie est parmi les Etats qui fournissent le plus des jeunes combattants aux groupes terroristes en Syrie, en Iraq ou en Libye, est-ce que cela signifie que le projet moderniste de Bourguiba a échoué ?
— Bourguiba était un despote éclairé. Il a modernisé l’enseignement et la culture et a libéré la femme, mais de façon autoritaire. Cependant, il y avait à l’époque Bourguiba un espace de dialogue et d’interaction ouvert aux intellectuels, même s’ils étaient mis en prison. Mais quand Bin Ali a accédé au pouvoir, il n’y avait plus aucune occasion de discussion ou d’écoute aux jeunes. Cet homme n’avait pas de pensée. La Tunisie a donc été atteinte d’une vague de désertification culturelle et d’une grande crise au niveau de l’enseignement qui s’est dangereusement détérioré. En parallèle, à cause de la révolution informatique et médiatique, les jeunes ont été influencés par des pensées extrémistes en ce qui concerne la religion, et c’est ainsi qu’ils ont été mobilisés au service de ces pensées extrémistes.

— Ceci ne signifie-t-il pas l’échec du projet de Bourguiba ?
— Je ne pense pas que le projet de modernisme a échoué. Quand on parle de 3 000, ou même 10 000 extrémistes, ils ne représentent ni le peuple tunisien, ni toute la société. Alors que nous sommes sur le point d’élaborer notre expérience démocratique, il faut se souvenir que, sans le projet de la modernité, nous n’aurions pas pu réaliser ce transfert vers la démocratie.

— En tant que spécialiste de la pensée islamique, pensez-vous que la Tunisie souffre d’une division entre laïcité et religion ?
— Jusqu’aux élections de 2014, la société tunisienne était divisée en 2 projets socioculturels. Le projet moderniste, qui est un prolongement du mouvement réformiste du XIXe siècle, s’est traduit à travers la victoire du parti Nidaa Tounès au parlement de 2014. Le mouvement Al-Nahda, qui représente l’autre projet, doit faire des révisions, en particulier en ce qui concerne ses relations avec le groupe international des Frères musulmans. En fin de compte, une nouvelle Constitution gère la relation entre les 2 courants, mais la révision reste nécessaire pour qu’il y ait une vraie confiance entre les différents partis politiques.

— Il y a toujours des craintes de voir le ministère de la Culture acheter les plumes des intellectuels, qu’en pensez-vous ?
— C’est vrai, bien que nombreux ex-ministres de la Culture aient été compétents. Cela existait sous l’ancien régime corrompu qui avait un impact sur certaines tranches d’intellectuels. Aujourd’hui, ce phénomène est fini.

— Comment le ministère de la Culture, qui fait partie du pouvoir politique, peut-il participer à la formation de l’esprit critique dont nos sociétés ont besoin ?
— Après 4 années de liberté après la révolution de 2010, l’esprit critique a beaucoup évolué. Durant ces quelques années, nous avons gagné un siècle. Mais ce que nous avons maintenant, c’est une pensée critique qui manque de raisonnement et d’organisation, ce qui la rend susceptible de se transformer parfois en critiques aléatoires et négatives. Il est évident que quand le citoyen tunisien va passer de la culture orale à la lecture logique et à la consommation de la créativité à travers le théâtre, la musique et les autres arts, son esprit critique va évoluer. Et ce n’est pas seulement la mission du ministère de la Culture.

— Que signifie pour une femme d’être ministre de la Culture dans le pays où s’est déclenchée la première révolution du XXIe siècle ?
— J’ai accédé à ce poste après une révolution. Il est vrai que la femme tunisienne a un parcours particulier parmi les mouvements féministes du monde arabe. C’est une reconnaissance du rôle important de la femme au cours de la révolution et de l’intérêt qu’elle porte aux causes relatives à la justice. Et parce que la femme a subi une injustice tout au long de l’histoire, il est évident que sa conscience se soit développée envers les causes liées à la justice, ce qui se reflète sur les projets qu’elle tente de mettre en exécution dans le cadre du gouvernement.

— Vous êtes une intellectuelle qui vient des rangs de la gauche dans un gouvernement décrit comme de droite, et essentiellement basé sur une coalition entre Nidaa Tounès et Al-Nahda. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

— La gauche est contre le conservatisme qui ralentit la créativité. Mais l’intellectuel doit être libre. Ceci ne signifie pas que la gauche monopolise la liberté et je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le gouvernement actuel est un gouvernement de droite. A mon avis, la classification en gauche ou droite est une ancienne tendance qu’il faut dépasser.

Ici en Tunisie, nous coopérons tous ensemble dans la fondation de la démocratie et il y une entente entre les différentes forces politiques autour de sa signification. Et je ne pense pas qu’il y ait un désaccord autour des valeurs de l’égalité et des droits de l’homme. Le différend tourne autour des moyens de développement économique. Et moi, en tant que ministre de la Culture, je suis un peu éloignée de cette affaire.

— Quelles sont les dimensions de la coopération culturelle entre l’Egypte et la Tunisie ?
— Entre les deux pays, il y a une histoire commune exceptionnelle. Depuis le XIXe siècle, nous naviguons de pair au niveau intellectuel. En 2011, s’est déclenchée la révolution égyptienne, juste après la révolution tunisienne. Ce contexte ouvre de nouveaux horizons de coopération culturelle qui ne se sont malheureusement pas encore concrétisés. A ce propos, j’ai l’intention de rencontrer l’ambassadeur d’Egypte à Tunis.

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