Vive, sensible, on est d'abord saisi chez
Azza par une voix. Une voix qui parle. D'habitude, les gens font
du bruit avec des mots sans savoir quoi dire. De quoi parle
cette dame brune et fine ? Elle revendique premièrement son
statut de femme poète. Faut-il y voir l'expression d'une
prouesse ? Quelque chose que l'on clame haut et fort pour s'en
persuader ? Non. « Accumuler les petits faits d'armes, qui
constituent la singularité de la personne, c'est proclamer qu'on
est vivant », avoue Azza. Armée de son ancrage dans son identité
et son art poétique, elle défie ce qu'elle appelle « une
décadence imminente ». De nature spéculative, elle se trouve
sensiblement entraînée à méditer sur une question préoccupante :
l'infiltration des institutions et instances étatiques par les
idées intégristes extrémistes et leur influence flagrante sur la
pensée des intellectuels et des jeunes. Ce n'est point
d'aujourd'hui qu'il s'agit, ni même d'hier. Il faut remonter
d'une vingtaine d'années le cours du temps. Vers l'époque de
l'assassinat de Sadate, la montée en puissance du courant
islamiste et les conflits où s'engagèrent des forces diverses ne
furent pas de médiocre importance. « J'ai ressenti ces
événements non comme des accidents ou des phénomènes limités,
mais comme des symptômes ou des prémices, comme des faits dont
la signification dépassait de beaucoup l'importance intrinsèque
et la portée apparente », explique Azza. Et d'ajouter : « Du
coup, j'ai perçu confusément l'existence d'une chose qui
pourrait être troublée, atteinte et inquiétée par de tels
événements : le statut de la femme ».
Elle découvre que les hommes problématisent
le statut de la femme, en y réduisant tous les problèmes. Ils en
font l'équivalent objectif de la répression politique dont ils
souffrent. Toute politique devrait être ainsi ramenée à cette
généralisation dans une enceinte bornée. Ici, commence le
conflit qui va se développer chaque jour entre les habitudes,
les ambitions, les affections contractées au cours de l'histoire
antérieure, fortifiées par l'hérédité, par la culture et les
intérêts ou droits acquis ou perdus, et le dénigrement de la
femme. Cette tendance tend, d'autant plus, à s'organiser et à
s'équiper sur le modèle de la pensée réactionnaire. Que peut
faire l'esprit illuminé pour enrayer cet extrémisme ? Telles
sont les questions profondes qui ont sollicité la pensée de Azza
et lui ont inspiré son ouvrage, La Libération de l'homme. Avec
son style mélangeant le ton confidentiel et la volonté de
surprendre, explications didactiques et expressions familières,
références littéraires et hommages aux écrivains éclairés tels
Mohamad Abdou, Réfaa Al-Tahtawi, Mohamad Beltagui et Ahmad
Heykal, elle présente son ouvrage comme une tentative
d'appréhender la mutation en cours perçue comme « une phase de
décadence », annonçant l'arrivée d'incompréhension et d'une
nouvelle génération de barbaries. D'où le besoin d'y réfléchir.
Son livre donne lieu à un discours nécessairement fragile, à
l'origine d'une pensée en devenir et qui « ne peut revenir en
arrière ». « Je cherche à affranchir l'homme de la morale
moralisatrice face à une montée en puissance des nostalgiques de
l'ordre moral et des tenants de l'extrémisme religieux, toujours
prompts à sortir des réserves de la mémoire la machine à
censurer la liberté de la femme. L'écartant ainsi de la vie
sociale et laborieuse et l'enfermant derrière le voile dans
l'ombre de l'homme », proclame Azza. Et de poursuivre : « Or,
entre l'homme et la femme, la religion ne creuse pas de
particularismes. Ils sont égaux en droits et devoirs devant Dieu.
D'où la nécessité de leur entente et l'harmonisation de leurs
relations ». Elle décortique les rouages d'une société
masculine, qui s'accommode de l'injustice et des droits bafoués
des opprimés au lieu de dénoncer les vices et de corriger les
tares. C'est par sa lumière et sa charge d'espoir que son livre
frappe.
Parallèlement à un parcours universitaire
brillant de professeur de lettres anglaises et arabes aux
Universités de Aïn-Chams et du Caire, et enfin à l'Académie
arabe des sciences, de la technologie et du transport maritime,
elle travaille à approfondir son don de l'écriture. Elle le doit
à une enfance heureuse, où elle grandit sur un terreau
favorable. Son père, le Dr Ahmad Heykal, ancien doyen de la
faculté des sciences de l'Université de Aïn-Chams, et ministre
de la Culture dans les années 1980, l'a initiée à la lecture des
œuvres des éminents écrivains tels Taha Hussein, Al-Aqqad,
Tewfiq Al-Hakim, etc. Elle évoque dès lors les pouvoirs de la
littérature et de la lecture. « Lire, c'est s'assujettir à
l'autre, se soumettre à ce qu'il a envie de dire entre une
virgule et un point. J'ai toujours fait cela avec plaisir, avec
exactitude, avec une sorte de violence, aussi, qui contraint à
vous débarrasser d'une part de vous-même ». Son père qui
accueillait dans sa maison les célébrités de l'époque,
Abdel-Halim Hafez, Morsi Gamil Aziz, Farouq Choucha, etc., l'a
habituée à grandir en fréquentant ce monde de privilégiés.
Cependant, après une agrégation en lettres
anglaises à l'Université de Aïn-Chams, elle est affectée au
poste de maître de conférences à la faculté de pédagogie du
Fayoum, où elle est confrontée à une situation délicate. Dans la
salle des conférences, elle découvre que les filles et les
garçons sont assis dans des rangées séparées. Difficile dans ce
cas d'entretenir des étudiants acquis aux idées intégristes des
infimes détails osés d'un roman tel Sons and Lovers de H.D.
Lawrence, qui aborde le complexe d'Œdipe. Un étudiant écrit à
Azza : « Vous vous parfumez et vous portez une tenue moderne,
vous n'êtes donc pas une bonne croyante ». Mais plutôt que de se
laisser gagner par l'inquiétude de voir s'enraciner l'esprit
réactionnaire chez les jeunes, elle s'efforce de dépasser ce
simple constat en se consacrant à la préparation de son
magistère sur La Nouvelle chez H.E. Bates et sa prééminence dans
l'ère moderne comme substitut au roman et à la poésie et comme
modèle proche de l'écriture journalistique.
Elle épouse, par ailleurs, l'homme qu'elle
aime, pensant que l'amour la soulagerait de ses relations
complexes avec ses étudiants du Fayoum. Mais, lui aussi,
jalousant sa réussite professionnelle, la renvoie à sa solitude
de femme libérée. Partie d'un nœud, la discrimination de la
femme par l'homme, « vous savez ce nœud dont parle Faulkner,
dans la préface de son livre Bruit et fureur », elle décide de
s'y attaquer de plusieurs côtés, avec une grande liberté. Alors,
elle se met à écrire, prenant « les choses trop à cœur ». Ainsi,
elle tient tête au monde entier comme toutes ces femmes qui
peuplent ses contes, infatigables dans leur quête d'amour et de
bonheur. Convaincue qu'elle n'est pas seule dans ce voyage vers
elle-même. Son premier recueil de poèmes, Naam inni emraä (Oui,
je suis une femme) est le cri d'une femme émancipée. Au fil des
vers, elle fait place à la joie d'accueillir et de faire sienne,
le temps d'un recueil, tout ce que l'imaginaire lui propose,
audace des sensations, passion fiévreuse, désirs charnels
confessés. « J'entends conserver l'absolu de la poésie :
continuer à faire exister une poésie folle, enragée,
ignominieuse et vivante, où la femme revendique ses choix
d'aimer ou de haïr », avoue-t-elle. Cependant, elle doit
attendre plus de dix ans pour pouvoir publier ce recueil. Car,
il est difficile de désamorcer les soupçons et les méfiances des
hommes vis-à-vis d'une femme qui exprime avec courage et
honnêteté ses sentiments et ses désirs. Elle est fière, d'autant
plus, d'appartenir à la génération d'intellos romantiques. « La
personne romantique ne veut rien d'autre que chercher
l'algorithme de l'amour. Elle est prête à se sacrifier pour une
idée, un principe, ou pour défendre les droits d'autrui à la
vie, à la loyauté et à l'amour. Tandis qu'une personne ordinaire
à concilier les impératifs de son époque avec ses propres
besoins et intérêts. Elle n'est pas toujours très bien
intentionnée ».
Parler, dire, écrire, on y revient toujours
décidément chez Azza qui ne prend rien à la légère. Il y a chez
cette femme une forme d'intransigeance généreuse. Le degré zéro
de la complaisance. « L'écriture, dit-elle, il faut que ça
s'inscrive, que les mots rayent un peu une surface. Sinon, il n'
y a rien ». Le plus étonnant, c'est la façon dont cette rayure
se fait sans lourdeur. Tous ses écrits, à commencer par ses
assemblages de contes dans des volumes intitulés Malameh emraä
asriya (Traits d'une femme contemporaine), Emraä min zaman atine
(Femme d'une époque future) jusqu'à La Libération de l'homme,
fonctionnent avec ce credo et ce charme. Admirable est l'art de
ces titres.
Picaresque, épistolaire, satirique, elle use
de toutes les formes du romanesque pour disserter sur le rôle de
l'identité, du rêve, de la passion, avec parfois des accents
socratiques : « Il est important de témoigner de la beauté comme
de dénoncer l'horreur », souligne-t-elle.
Elle considère qu'il existe des points
aveugles liés aux pratiques d'enseignement. « L'enseignement ne
fonctionne pas comme un moyen d'acquérir une spécialisation, une
qualification pour l'exercice d'un métier. Il n'y a en germe
qu'une uniformisation d'agrégats non productifs. La vraie
question, la seule vérité, tient à l'éducation nationale. C'est
elle qui détient les clés ouvrant sur la curiosité des
générations en formation ». Elle décrit sans fards les
conditions de vie pitoyables des profs. « L'enseignant, qui
renonce à sa dignité et ses valeurs pour mendier l'argent des
cours particuliers, crée sa propre perte. L'Etat doit lui
assurer un salaire convenable pour une vie décente ». Et
d'ajouter : « De notre société naguère inventive et puissante
grâce au génie de ses enseignants, il ne reste que des traces
éparses. Elle n'est plus qu'un caillou pelé, battu par les
vents. Notre chance est de ressusciter l'intelligence du passé
». Convaincue que : « L'universitaire et l'intellectuel doivent
sortir de leurs bureaux calfeutrés pour mettre leur savoir au
service de la population », elle alterne le travail de critique
des drames télévisés et des arts au journal du parti Al-Wafd
avec l'enseignement à l'université. « Si la part politique joue
un rôle essentiel dans le journal singulier d'Al-Wafd, elle
n'éclipse pas l'art qui y trouve son originalité »,
souligne-t-elle. Et d'ajouter : « J'initie mes étudiants à être
avec la culture et l'esprit de leur temps, la littérature, le
cinéma, le théâtre et les autres arts, à savoir les critiquer et
les apprécier. Toutes leurs demandes traversent désormais ce
filtre de l'avec. Quelque chose passe ainsi et ils peuvent
communiquer avec la société et échanger activement les idées
avec les autres ». Vivante Azza Heykal ? Manifestement oui.
Quand elle sourit, on voit entre les plis qui encadrent sa
bouche le souvenir de ses combats et la splendeur de sa musique
personnelle.
Amina Hassan